Quand le silence résonne contre les murs

laracinedesmots

Un long cri traversa la nuit, si fort qu'il s'insinua même sous les portes closes, jusque dans les draps. Eloïse se réveilla en sursaut, persuadée que ce n'était qu'un rêve, une chimère. Le cri retentit à nouveau, la faisant bondir hors de son lit, oreilles aux aguets et tendue comme un chat. Passée sa première surprise, elle se rendit compte que ce hurlement ne l'avait ni effrayée ni glacée. Il produisait au contraire une douce vague de chaleur particulièrement agréable. A vrai dire, elle ne s'était jamais sentit aussi détendue. La curiosité brûlait Eloïse, elle voulait savoir d'où provenait ce cri et surtout pourquoi il s'était arrêté. Le silence paraissait désormais si fade, débarrassé du frisson éphémère qu'il lui avait donné. Il fallait qu'elle sorte, qu'importe les lois qui régissaient la vie dans l'Immeuble.

Elle passa une robe de chambre par dessus son pyjama blanc cassé. Elle enfila des chaussures de nuit, de même couleur, et se dirigea d'un pas mal assuré vers la porte. Main sur la poignée, son coeur s'emballa soudainement. Était-elle sûre de vouloir continuer et de savoir ? Souhaitait-elle réellement outrepasser la loi, les règles élémentaires qu'on lui inculquait depuis sa naissance ?

Il fallut à Eloïse une profonde respiration et une claque mentale avant de réussir à ouvrir la porte et sortir dans le couloir numéro 34. Un courant d'air frais souleva ses cheveux courts. A la faible lueur des néons blafards, la jeune femme distingua d'autres visages aux entrebâillements des portes. Lorsqu'elle croisait le regard de certains de ses voisins anonymes, ces derniers refermaient brutalement leur sas d'entrée. Néanmoins, d'autres lui rendirent son regard, aussi hésitants et perdus qu'elle semblait l'être.

Le cri, puissant, farouche, retentit à nouveau dans le silence de l'Immeuble, craquelant les masques d'indifférence de ses habitants. Un sourire naquit sur les lèvres d'Eloïse qui, sans réfléchir, se dirigea instinctivement vers l'Escalier Central. Elle n'eut besoin de se retourner pour sentir qu'une poignée d'anonymes la suivait. Elle n'était pas la seule à piétiner les règles puisque ces derniers violaient la principale : celle interdisant la promiscuité entre êtres humains. La jeune femme se sentit d'autant plus fébrile et excitée, voir même surhumaine lorsque son pied se posa sur la première marche. Le rouge aux joues et les yeux brillants, la jeune femme commença son ascension interdite vers la source de tout ce chambardement. Elle allait explorer l'Immeuble qui l'avait vu naître et grandir, cette ville verticale qu'elle ne connaissait en réalité que très peu. Eloïse fut à peine surprise en entendant les sirènes hurlantes des policiers de la Cité. Ils n'allaient pas tarder à arriver et la jeune femme refusait qu'ils puissent trouver l'origine de ce cri avant elle. Elle avait l'intime conviction qu'ils la détruiraient et elle ne pouvait l'accepter. Elle savait, au plus profond d'elle-même, que ce cri était important et inestimable. Elle grimpa d'autant plus vite, le coeur affolé et peu habitué à être aussi sollicité. Désormais elle courrait dans l'Escalier, dévorant les marches, ses pieds touchant à peine le sol. Volait-elle ? Il lui semblait que oui. Dans son dos, elle entendit que ses suiveurs se faisaient moins nombreux. Le bruit des sirènes avait fauché leur curiosité là où il avait attisé celle d'Eloïse.

Le cri retentit, plus fort, suivis de quelques secondes par un nouveau cri. Comme cela était beau ! Comme cela était clair ! Puissant, énergique ... vivant ! Elle se fiait à son ouïe et continuait de grimper. A chaque étage, la foule derrière elle grossissait et les pas bruissaient avec plus d'intensité. Cependant, personne ne lui passait devant ; tacitement elle était celle qu'on suivrait jusqu'au bout. Elle s'arrêta brutalement à un étage lorsque le cri résonna de nouveau. Il était proche, à portée de doigts. A quel niveau étaient-ils ? Elle ne le savait pas, le paysage de portes lui était inconnu. Qu'importe, ses sens lui indiquaient que la source provenait de ce couloir, le numéro 256 d'après la panonceau en bronze. Elle s'y engouffra et fébrilement se mit en quête du bon sas d'entrée. Maintenant, à chaque cri qui résonnait, elle entendait des respirations haletantes. Le mystère obscurcissait la raison d'Eloïse qui était incapable de réfléchir ; elle voulait juste savoir. Elle se figea brutalement devant une porte et fut percutée par un suiveur. Elle sentit son souffle sur sa nuque et fut troublée par ce contact sauvage et inopiné. Les sons provenaient de là, derrière cette entrée anonyme et sans charme.

- C'est là ! C'est là, c'est ici ! Hurla-t-elle.

Les bruits des sirènes se rapprochaient inexorablement, la main armée de l'Etat était toute proche. Elle allait voler le secret du cri, ce secret qui appartenait légitimement à la population. Elle ne laisserait personne l'enfouir. Impossible !

- On ouvre ! Rugit-elle d'une voix puissante.

Et elle s'élança, sans prendre le temps de vérifier si elle serait suivit. Elle s'écrasa contre la porte, aidée d'un homme de deux femmes. Bien évidemment, leur visage lui était étranger. Le cri retentissait toujours, de plus en plus proche, de plus en plus fort. Sous l'effort, l'obstacle craqua et céda sous l'assaut. La pièce put alors révéler son secret.

Là, sur le modeste lit individuel qui meublait chaque chambre il n'y avait non pas une personne mais deux. Deux individus nus, enlacés, rouges et brillants de sueur. Le cri mourra dans leur gorges quand ils prirent conscience de l'intrusion. Le silence s'installa mais celui-ci n'était pas tout à fait de plomb. Malgré le teint livide de son compagnon, ce fut la fille nue qui brisa la glace. Un rire s'échappa de sa gorge, pur et spontané. Les voisins de palier surgissaient par vagues successives et Eloïse entendait de plus en plus de pas dans les couloirs. Le peuple sortait, inondant ces couloirs anonymes et impersonnels de blancheur. Les langues se déliaient, les mains se serraient. La fille dévêtue riait toujours, tellement que des larmes s'échappèrent de ses yeux en amande. Eloïse se joignit alors à elle, applaudissant à tout rompre.

Le rire fut contagieux, il prit la gorge du garçon nu, s'éparpillant dans la foule sans visage. La joie était de retour dans l'Immeuble et tout le monde savait que cela se propagerait comme une traînée de poudre aux autres Immeubles. Qu'importe la police, l'Etat ne pourrait pas endiguer cette vague d'allégresse.

Le monde était en fête, célébrant le retour d'un vieil ami quasiment oublié, que le passage des ans avait pratiquement effacé. Ce jour resterait dans les mémoires, le jour où une jeune fille permit à l'orgasme de revenir dans la vie des Hommes.

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