Quelques conseils (parmi tant d'autres) pour mieux vivre son terrorisme

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1. Presque « Même pas peur »

Selon la définition proposée par l'Institut National des Évidences Vraisemblables (I.N.E.V) le terroriste serait avant tout « un professionnel de la terreur ». Mais l'I.N.E.V va plus loin : « L'acteur terroriste fait montre d'une solide expertise théorique et opérationnelle dans le domaine de l'épouvante de masse ». Qu'il appartienne au secteur de l'artisanat familial ou qu'il soit membre d'une multinationale tentaculaire de gros enculés désespérants, le comploteur de l'ombre est avant tout un homme (ou une femme, à notre plus grand regret) qui se lève le matin avec l'espoir de pourrir la vie de ses contemporains au-delà de toute mesure imaginable. Il est une abeille au service de la trouille, un agent pollinisateur de haine pure. « Ah, mais quel métier de con, je vous jure… » se dit-il parfois au saut du lit, enfilant sa ceinture d'explosif et ses pantoufles noires, avant de faire couler le café. « Bah, au moins, j'ai un emploi » conclue-t-il un peu plus tard, philosophe, en se brossant les dents. Puis, il file au bureau, manigancer jusqu'à 17 heures, ne s'arrêtant que pour avaler un sandwich au thon et boire du sang, avec ses collègues, à l'occasion d'afterwork lugubres.

Bref, le terroriste s'emploie quotidiennement à vous foutre les jetons. Bien entendu, comme tout travailleur qui se respecte (rarement malade, consciencieux et motivé), nous sommes obligés d'avouer qu'il fait plutôt bien son boulot. La plupart du temps, il a le sentiment « de ne servir à rien » et de « brasser du vent toute la journée » mais occasionnellement, il participe à une tuerie de masse ou se fait exploser à la terrasse d'un café populaire et alors, il comprend (l'espace d'un instant, assez fugace finalement) que toutes ces heures passées devant Powerpoint n'auront pas été complètement vaines.

Dans ces conditions, et bien que le gouvernement ainsi que la grande tradition républicaine vous incitent à ne surtout pas le faire, il est tout à fait normal d'éprouver vis-à-vis du terroriste une certaine forme de… terreur. En effet, nous sommes ici confrontés à un loup garou professionnel, probablement syndicalisé. De la même manière, il ne vous viendrait sans doute pas à l'esprit de déclarer à votre facteur : « Quoi que vous fassiez, Monsieur, je considérerai toujours que ma boite aux lettres est vide, vous m'entendez ? Vide ! (et vous n'aurez pas ma liberté de penser) », lui brandissant sous le nez une pancarte « Même pas de courrier ».

Non, vraiment : la peur que vous éprouvez en accompagnant vos enfants à l'école, en fumant quinze cigarettes avant d'oser entrer dans un centre commercial ou plus simplement, en descendant votre première bière en terrasse ou en faisant la queue pour un acheter une crêpe au sucre tarifiée 2 euros 50 à l'occasion du marché de Noël bondé qui sévit dans votre ville ; hé bien cette peur, mes chers compatriotes, est tout à fait naturelle et ne doit pas être diabolisée.

Regardez-la en face. Vivez-là pleinement.

Manu, 27 ans, habitant le X-ième arrondissement, affirme n'avoir « pas réussi à chier » depuis le 13 novembre. « J'essaie de manger des fibres mais rien n'y fait » confie-t-il en avalant un pruneau dangereusement mûr. « Je ne me sens pas trop atteint psychologiquement, enfin pas plus que n'importe qui face à ce genre d'atrocités. Je n'ai pas peur de sortir et je continuerai à me bourrer la gueule régulièrement et consommer du loisir, comme si demain n'existait pas. Mais on dirait que mon corps se rebelle et refuse de lâcher la pression. Franchement, ça devient insoutenable et j'espère pouvoir chier dans les heures qui viennent car je suis enseignant et cette constipation chronique commence à avoir un réel impact sur mon approche pédagogique. Les enfants n'ont pas besoin de ça en ce moment. Je voudrais simplement aller aux toilettes, comme un bon républicain ».

Nelson Mandela n'a-t-il pas déclaré un jour, tandis qu'il effectuait sa première sortie solo en deltaplane : « J'ai appris que le courage n'est pas l'absence de peur, mais la capacité de la vaincre ».

S'il est acquis que nous devrons vivre les semaines, les mois, et les foutues années qui viennent sous la menace terroriste, et même si nous aimons les slogans délicieusement régressifs (« même pas peur », « c'est celui qui dit qui est », « pas les parents, pas les habits », « Paris est magique »), il ne serait sans doute pas contre-productif d'avouer une bonne fois pour toute que nous sommes flippés, hagards, traumatisés, hantés, saisis d'une envie de vomir qui semble ne plus vouloir nous quitter. Nous avons peur. Et alors ? Comment faire autrement ?

Notre courage, lui, jusqu'ici tapis dans l'ombre (tout comme notre ennemi), n'attendait peut-être que cette immense constipation passagère pour se manifester. Notre niveau de courage dépendra en grande partie de notre capacité à faire face à cette peur, l'analyser, l'entendre, la ressentir et finalement, pour ceux qui en auront la force, la transformer en bravoure.

Ne sautez pas les étapes, citoyens agressés. Concentrez-vous sur cette peur primitive. Puis changez-la en intelligence, en roublardise, en sexe, en rébellion, en peinture abstraite, en inscription sur les listes électorales, en ce que vous voudrez, mais pas en animosité. Pas en aveuglement.

Ne devenez pas à votre tour un agent de pollinisation de haine pure.

Manu, l'habitant du X-ième, semble nous offrir une authentique manifestation de courage, tandis qu'il s'accorde un sixième bol de céréales Special K. Émouvant, il déclare à l'attention des terroristes : « J'ai peur et je vous emmerde, dans un même élan ».

Nous ne pourrions pas mieux dire.


2. L'information en continu VS « La vie continue »


Vous avez probablement passé ces derniers jours suspendus aux fils d'actualité. Vous êtes désormais au courant du moindre détail des interventions du RAID, vous vous informez subitement des grands enjeux géopolitiques, de la personnalité profonde des terroristes (les causes probables de leur radicalisation, leur enfance, leur date de naissance, leur signe astrologique, leurs passions, la couleur de leurs yeux).

Vous avez appris à parler des attentats à vos enfants, et vous avez même su évoquer les évènements (avec mille précautions) auprès de vos animaux domestiques.

Vous avez visionné des images que vous auriez préféré ne pas voir. Vous connaissez la capitale de la Syrie. Vous avez écouté tous les témoignages disponibles de tous les rescapés et des familles des victimes. Vous ressentez une forme de manque pendant les points météo. Vous chantonnez régulièrement le jingle d'Europe 1 ou de France Info. Votre ordinateur familial est devenu une arrière base du renseignement national.

Vous écoutez le dernier album d'Eagles of Death Metal. Vous connaissez le nom du guitariste.

Vous vous réveillez à deux heures du matin, en sueur, et vous consultez rapidement votre téléphone portable dans l'espoir de connaitre l'avancée des opérations de bombardements français sur la ville de Rakka, ville que vous épelez maintenant sans problème (il y a encore quelques jours, vous auriez fichu des « h » partout).

Bref, vous n'allez pas très bien.

Vous ne vous lavez pas les dents autant de fois qu'il le faudrait. La litière du chat sent mauvais. Vos enfants jouent avec les multiprises et vous leur demandez simplement de faire un peu moins de bruit, le temps que vous écoutiez une déclaration officielle du chef de la police suite aux évènements s'étant produits ce matin à St Denis, dont les plus infimes détails ont déjà été relayés soixante-sept fois depuis 11 heures.

Suspendu à l'info en continu, vous vous sentez à la fois coupable et légitime. Et vous l'êtes. Les deux.

Mais la vie, elle, en attendant, tarde à continuer.

Votre femme aimerait bien faire l'amour, dès que vous aurez fini d'actualiser frénétiquement votre page Google info. Elle déambule en lingerie dans votre chambre, tandis que vous regardez un documentaire Arte tentant de retracer les étapes de la création de l'État Islamique (« Excellent, chérie. Tu devrais jeter un œil. C'est très pertinent. Tout s'explique, en fait »). Il est minuit. Elle se débarrasse tristement de son string et de la nuisette en soie. Puis elle se couche avec un roman de Marguerite Duras.

Vous n'êtes pas un monstre. Seulement, vous aimeriez comprendre, mettre des mots sur ce qui se passe, que quelqu'un vous explique, merde.

Les grands acteurs de l'info en continu savent que vous n'êtes pas au top. Ils ont encore beaucoup de sujets à vous soumettre.

Ils se proposent d'être la branche à laquelle vous pouvez vous raccrocher. Leurs équipes de rédaction sont sur le théâtre des évènements, et vous tiendront informés en permanence. En permanence. En permanence. En permanence.

Un point sur la météo. Retour à la situation à Neudorf, dans la périphérie de Strasbourg, où une vaste opération policière serait actuellement en cours puisque le probable cerveau de la cellule ayant sévi au Bataclan et dans les rues de Paris aurait été aperçu, à en croire une source proche de l'enquête. Fausse alerte. Un point sur la bourse, qui se maintient.

Si vous voulez vraiment que la vie continue, que quelqu'un s'occupe de changer la litière du chat ou fasse l'amour à votre femme, empêche vos enfants de s'électrocuter ou prenne soin de votre santé bucco-dentaire, il serait peut-être temps de débrancher un peu, maintenant. Marcher en forêt. Écouter le silence. Dormir.

La lutte sera longue. Vous aurez besoin de toutes vos facultés mentales. Vous aurez besoin de soigner votre propre actualité.

La vie continue. L'info attendra.

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