Raoul

o-negatif

Avant qu’elle ne tombe gravement enceinte, Fanny et moi  faisions l’amour chaque lundi soir. Il arrivait parfois que l’un d’entre nous soit excusé pour maladie ou raison familiale mais, dans l’ensemble, nous formions un couple assez tapageur. Sans me vanter, c’était une fille superbe avant l’accident. Nous ne pouvions diner en ville sans qu’un serveur tente de m’empoisonner, fasciné par la créature qui partageait ma table, ma vie, l’addition. Bref, Fanny était une femme tout à fait convenable, sans cellulite ni allergie aux acariens, intelligente à l’occasion.

Un soir de juin, après trois ans de vie commune, la perte de tous nos amis respectifs, l’achat d’un appartement et l’adoption d’un chat de merde, cette succube m’a envoyé un e-mail depuis la salle de bain : « Je crois qu’il est temps de faire un enfant. Tu trouveras mon cycle menstruel en pièce jointe. Tendres baisers – Préservez notre environnement. N’imprimez pas ce message, etc… ». Enfant ou pas, je m’en moquais éperdument, du moment qu’elle me foute la paix quand je jouais au poker en ligne. J’ai hurlé « All in » depuis le salon et nous avons dû attendre trois lundis pour mener à bien ce nouveau projet, à cause d’un jour férié et d’une visite surprise de mon oncle.

Une fois fécondée selon une technique ancestrale connue de moi seul, les premières transformations sont apparues. Fanny a commencé par prendre des seins. J’ai immédiatement contacté le Vatican mais aucun prêtre assermenté n’était disponible pour constater le prodige. J’ai donc laissé un message en latin et me suis rué sur la miraculée, sans un coup d’œil pour le calendrier. Dans l’empressement, j’ai gardé mes chaussettes (et mon casque de scooter).

A l’époque, j’encourageais vivement  la natalité autour de moi. Je racontais à mes collègues de bureau : « Les nichons deviennent énormes, rien ne sera plus jamais comme avant, on s’est envoyés en l’air le 14 juillet, alors que ça tombait un jeudi ». J’ai  signé quelques pétitions contre l’avortement. C’était le temps des fleurs. J’assumais complètement. Je suis allé à la première écographie en espérant avoir une estimation précise du bonnet final mais la gynécologue n’a pas fouillé au bon endroit, concentrant ses efforts sur la zone du nombril. Tout se passait à merveille. J’annonçais la bonne nouvelle à mes parents, et aux quelques contacts Facebook qui me restaient : « Fanny fait du 85 B ! (trente personnes aiment ça)  J’espère que ce sera un garçon. A bientôt. Non, le lundi je peux pas ». Bien entendu, elle se plaignait de « nausées ». Moi je lui reprochais surtout de dégueuler à tout bout de champ, mais sans rancune.

Les problèmes sont survenus au cours du troisième mois, quand Fanny a commencé à adopter le régime alimentaire d’une oie en période de fêtes. Elle se vantait par-dessus le marché, tandis qu’elle entamait sa troisième plaquette de margarine pour terminer son pain : « je mange pour deux je te signale ». J’avais remarqué. On achetait la purée en flocons chez les grossistes locaux qui fournissent habituellement les écoles et les prisons. Elle mangeait pour deux, effectivement, elle mangeait même pour une ville moyenne à mon avis. Elle s’est mise à découper ses jeans, au niveau de la ceinture. Deux petites entailles sur chaque côté pour permettre l’incarcération ce qui fut un jour un petit cul tout à fait convenable (dont je conserve la photographie d’identité dans mon portefeuille).

Elle déambulait en lingerie dans notre chambre, exhibant fièrement son ventre outrancier. Je pouvais entendre hurler le textile. J’avais peur qu’elle soit coupée en deux par son string. C’est à cette époque que j’ai commencé à lui lâcher la main dans la rue.

-          Tu m’aimes plus, t’as honte de moi, elle disait.

-           Hein ? Qu’est-ce que tu racontes, vieux morse ?

Je l’entendais mal. Je marchais dix mètres au nord.

-          T’as honte de moi, salaud !

-           Allons, qu’est-ce que tu racontes ? Comment est-ce que je pourrais avoir honte de toi ? Au fait, on va devoir faire un détour : y’a une voie à sens unique droit devant.

Le lundi soir arrivait, en début de semaine généralement, et avec lui la perspective toujours plus effrayante d’avoir une relation sexuelle avec un Barbapapa. J’ai essayé de dessiner des yeux et une bouche sur son ventre, pour le rendre plus sympathique mais je ne pouvais baiser un smiley  géant non plus. Je tentais de la faire se retourner (« derrière toi, un sandwich au thon ! »), mais le côté face ne m’inspirait pas davantage. Je fermais donc les yeux et faisais appel à mon imagination, en gardant mes mains sur ses genoux, autant que possible. Ses genoux étaient toujours fermes.

L’écographie du quatrième mois a été désastreuse :

-          Alors, vous voulez connaître le sexe ?

-          Plus jamais, j’en ai peur…

J’avais répondu sans réfléchir. Il y a eu un froid. J’ai bien cru que la gynécologue allait m’enfoncer le crâne avec un test de grossesse, ou m’asperger de gel lubrifiant. Nous avons appris que c’était un garçon, ce qui ne changeait pas particulièrement la donne. Je me suis remis à louer des films soviétiques pour adultes.

J’ai décidé de la peser tous les jours, pour lui faire comprendre subtilement l’ampleur du désastre. On faisait un saut au marché aux bestiaux parce que les balances individuelles ne sont pas garanties au-delà de la tonne. Je l’ai vue prendre six kilos en une nuit. Je pense qu’elle va accoucher d’un mur en parpaings, ou d’un satellite de pluton.

Il existe probablement des hommes que les femmes enceintes font grimper au plafond. Je ne juge pas. Le goût de la performance, quelques prédispositions acrobatiques, l’abnégation, et une certaine perversité doivent motiver certains. Quant à moi, je suis juste un type normal, sans aucune notion d’alpinisme. Et c’est comme ça qu’on a fini par consulter une sexologue.

Nous étions assis face au bureau d’une professionnelle en culbutes, moi sur une chaise en plastique, Fanny sur une souche d’arbre. Ca sentait le pin.

-          Est-ce que je peux vous demander depuis quand vous n’avez pas eu de rapports ?

-          Quatre mois.

-          Vous confirmez Monsieur ?

-          Oui, une quinzaine de lundi, c’est ça.

-          Si j’ai bien compris, c’est donc vous, Monsieur, qui vous montrez… réticent ?

-          Réticent… Non, mais… Oui, c’est vrai que j’ai moins envie depuis qu’elle est… Enfin vous voyez quoi.

-          Enceinte ?

-          Impraticable, tout à fait.

-          Enceinte, donc.

-          Impénétrable, c’est ce que je dis.

-          Qu’est-ce qui vous fait croire que son état ne lui permet pas de poursuivre son parcours sexuel ?

J’ignorais ce que pouvait être un parcours sexuel. J’imaginais un chemin forestier avec des agrès placés ici ou là, sur lesquels les joggeurs feraient des trucs dégueulasses en reprenant leur souffle.

-          Ecoutez… Ce qui me bloque, c’est que je ne voudrais pas faire de mal à Raoul.

-          Raoul ?

-          RAOUL ? Bordel, c’est qui Raoul, mon chéri ? explosa la barrique.

Le premier prénom qui m’est venu. Je regardais pas mal de séries policières à l’époque. En baptisant le môme à l’arrache, mon intention était de personnifier le problème ; afin de ne pas passer pour un rustre devant une praticienne du Sexe.

-          C’est le nom que je lui donne, mentalement. J’aurais dû t’en parler, Barbabelle. Je pense beaucoup à lui. Surtout quand on essaie de... se la donner. Excusez mon langage Madame. Ce qu’il y a, c’est que j’ai peur de le toucher, de lui faire mal, je sais pas… de l’assommer. Je ne voudrais pas que Raoul m’en veuille quand il sera plus grand, qu’il essaie de me casser la gueule pour ses dix-huit ans ou qu’il fasse de la danse sur glace.

-          Raoul ! Non mais t’es givré mon pauvre. C’est un prénom de quoi, ça ? On tient pas un carrousel je te signale.

-          Attendez… Laissons de côté le choix du prénom un instant. Monsieur… Les rapports intimes que vous pourrez avoir avec Madame ne compromettent en rien,  j’insiste, la santé de l’enfant à naître.

-          Raoul.

-          Voilà. Il existe même des études qui prouvent que le plaisir ressenti par la femme enceinte au cours de l’acte d’amour…

Je n’écoutais déjà plus rien.

-          …  et comme l'hormone du plaisir circule dans le sang, elle est transmise au bébé. Par conséquent il sera en meilleure santé et moins sujet aux dépressions une fois grand. Est-ce que vous me suivez Monsieur ?

-          Si on se remet à tringler, Raoul ne deviendra pas gothique.

Je suis capable de raccourcis fulgurants, dont le commun des mortels a parfois du mal à saisir le sens.

-          Bon, écoutez. Il existe peut-être une solution.

Un vol Paris – Sydney en low cost / un abonnement d’un an à Santé Magazine / le combo chimique Viagra-LSD / l’adoption / un vibromasseur en titane. Je spéculais bon train.

-          La plupart du temps, lorsqu’un homme et une femme rencontrent des problèmes de libido…

Li-Bi-Do. Je voyais des couples se marcher sur les pieds au son d’une musique de carnaval, une plage brésilienne au coucher du soleil et des enfants au teint mat qui s’éclaboussaient gaiement. Je confondais avec la lambada.

-          … c’est parce qu’il existe un défaut de verbalisation du désir. En d’autres mots, vous n’êtes plus capables d’articuler vos envies. Le non-dit s’installe, le sujet devient tabou. Vous comprenez ? Alors même que l’acte sexuel devrait toujours commencer par l’échange de quelques mots, anodins, profonds -peu importe - du moment qu’ils témoignent de votre… excitation.  

-          Comme dans le cinéma soviétique ?

-          Comme VOUS voudrez. A vous de créer votre propre langage, celui que Madame entendra. Préférez les mots simples, n’hésitez pas à être cru s’il le faut…

Films soviétiques pour adultes. Je le savais.

-          Ce n’est pas un concours de poésie…

Tu l’as dit, Youri.

-          Voilà ce que je vous propose. Monsieur… Monsieur ?

-          Hein, quoi qu’est-ce ?

-          Vous allez écrire quelques lignes, tous les jours, pour Madame. Rien de bien terrible. Certainement pas un roman. Simplement lui exprimer à travers quelques mots ce que vous inspire son corps, quels sont vos fantasmes, les endroits où vous aimeriez la toucher.

Volume 1 : les genoux.

-          Et vous les lui lirez, ces mots, chaque soir, au lit. Vous ne vous toucherez pas. Pas au début en tout cas. Vous laisserez votre texte la caresser à votre place.

Parfait.

-          Est-ce que vous êtes prêt à faire ceci pour votre couple ? Etes-vous prêt à essayer, au moins ?

-          Madame la Sexologue, sur la tête de Raoul, je m’y engage !

J’avais passé une bonne partie de l’après-midi en compagnie d’un dictionnaire des synonymes, d’un bottin téléphonique (pour trouver des noms à mes personnages), d’un miroir de poche, du Bescherelle, de plusieurs encyclopédies médicales et d’un dictaphone. Ma vieille pipe fumait sur un bureau en acajou que j’avais retapé pour l’occasion. Je ne me lassais pas de noircir des dizaines  de feuillets, j’écrivais comme la foudre. J’allais atteindre les trente mille signes (espaces compris) quand Fanny m’a ordonné de venir me coucher bordel de merde. Il devait être trois heures du matin.

Je me suis blotti contre sa masse chaleureuse puis j’ai commencé :

Chapitre Premier : Orgie au goulag.


Le colonel Stépanovich était un homme de poigne, au tempérament bien trempé. Son épaisse moustache barrait un visage qu’on aurait dit taillé par le vent glacial des steppes d’Irkutsk. Lorsqu’il poussa la porte du foyer d’Anna Andreipov, celle-ci réprima un cri de joie et courut vers un placard où elle débusqua une bouteille de vodka. Stépanovich s’installa près du poêle, qui tirait mal. Il ôta sans une parole ses lourdes bottes en cuir…


Fanny s’est mise à chialer comme une madeleine. Une madeleine d’un mètre cinquante six. Elle n’était pas bouleversée par ma prose, bien que l’histoire comportât quelques passages assez poignants (Stépanovtich fuyant Kiev à bord d’une charrette à bras). Elle s’attendait probablement à autre chose. Elle n’était tout simplement pas capable de saisir les paraboles disséminées tout au long de mon œuvre. Nous avons annulé les rendez-vous suivants avec Madame la Sexologue. Visiblement, le problème ne venait pas de moi.

Dans les mois qui suivirent Fanny continua à grossir, à tel point que nous fûmes obligés de déménager en banlieue. Je continuais à dormir sur le sofa.

Raoul tardait à venir. Le terme était dépassé depuis deux bonnes semaines. Fanny n’était plus capable de s’assoir, ni de rien faire d’autre qu’exhorter l’enfant à « dégager de là, sale petit parasite, fils de ton père, PARASITE ! ». Mon roman prenait une belle tournure. Je rencontrais quelques problèmes avec la trame narrative mais mon style s’améliorait de jour en jour. Seulement, la situation devenait inquiétante. Nous téléphonions quotidiennement à la gynécologue pour lui témoigner notre panique. Elle nous conseilla alors une chose terrible. Je pense personnellement qu’elle tenait sa vengeance. La ribaude n’avait pas oublié ma bourde lors de la consultation du quatrième mois :

-          Ce que je vais vous dire n’a jamais fait l’objet d’études sérieuses. Cependant, j’ai pu constater que cette méthode fonctionnait pour une majorité de mes clientes…

Nous étions suspendus au combiné. Fanny ne tenait plus en place :

-          N’IMPORTE QUOI MADAME ! JE SUIS PRETE A TOUT. C EST UN PARASITE !

-          Calmez-vous. Vous allez tout simplement tirer un coup.

Elle a vraiment utilisé le terme « tirer un coup ». L’urgence de la situation le justifiait, j’imagine. La gynécologue s’est expliquée :

-          Le sperme contient des prostaglandines qui agiraient pour favoriser l'ouverture du col de l'utérus et provoquer des contractions utérines. Je ne peux rien vous garantir, mais je vous invite fermement à essayer. Si tout se passe bien, cela déclenchera le travail. Sinon, cela vous aura au moins permis de penser à autre chose pendant cinq minutes.

« Cinq minutes ». Elle se souvenait de moi, c’était maintenant certain. Cinq minutes… Quelle bassesse.

Nous avons raccroché et sommes restés silencieux pendant un moment.

Fanny me regardait fixement. Ses yeux ont d’abord exprimé une profonde détresse. Son visage semblait s’effondrer sous mes yeux. Je m’attendais à une crise de démence mais je me trompais sur la nature de celle-ci. Il y eut un déclic, une seconde pendant laquelle le désespoir fit place à la colère. Les yeux qui me transperçaient se mire à briller. La détermination qui les animait soudain était un peu effrayante et je savais qu’il serait inutile de résister. Elle me plaqua sur le dos et arracha ma ceinture d’un geste vif et précis. Mon slip se volatilisa de lui-même. A califourchon sur mon corps maté, elle se mit à hurler :

-          COLONEL STEPANOVICH, JE VAIS VOUS BAISER QUE VOUS LE VOULIEZ OU NON. LA DESERTION N’EST PAS UNE OPTION. TU VAS FAIRE TON TRAVAIL, CAMARADE ! ET JE VEUX JOUIR, TU M’ENTENDS ? JE NE VEUX PAS SEULEMENT QUE TU ME BESOGNES A LA SAUVETTE : JE T’ORDONNE DE ME DONNER UN ORGASME ! SUR LE CHAMP !

-          POUR MA PATRIE, JE LE FERAI ANNA ANDREIPOV !

J’étais plus excité que jamais, sans savoir précisément à quoi attribuer ce brusque retour de ma virilité. Nous avons lutté pendant un temps considérable (bien au-delà des cinq minutes réglementaires, Madame la gynécologue). Je prenais un pied inhumain, réalisant trop tard à côté de quoi j’étais passé ces six derniers mois.

-          JE T AIME ANNA ANDREIPOV. TU LE SAIS, CA ?… COMBIEN JE T’AIME ?

-          AHH ! OUI, STEPANOVICH !… DITES-LE ENCORE… HAN !... MON COLONEL, MON COLONELLLL !!

-          ANNAAAAAHHHHAAAHH…. VOUS ETES BELLE ! … VOUS ETES BONNE ! VIENS !

-          JE SUIS LA… OUHHH… J ARRIIIIIIIIVVE….

Raoul nous a également prévenus de son arrivée, presque dans la foulée. Les contractions ont commencé immédiatement après nos retrouvailles. J’ai appelé un taxi et nous avons continué à nous tripoter sur la banquette arrière. On voulait vraiment être certains. Une fois installés dans la salle de travail, la sage femme m’a demandé si je souhaitais rester mais comme Fanny avait planqué la clef des menottes, c’était une question de pure forme. Le prêtre dépêché par le Vatican pour constater l’apparition miraculeuse des nichons est arrivé juste à temps pour le premier cri de l’enfant. Ces gens-là ne sont pas aux pièces, c’est le moins qu’on puisse dire. Nous en avons profité pour faire baptiser notre loupiot, un mâle de six kilos huit cents qui portait déjà les cheveux longs et une fine moustache.

-          Raoul ? me demanda Fanny avec un sourire fatigué.

-          Raoul, répondis-je avec fierté.

Le prêtre s’est penché sur le nourrisson et lui a versé une giclée d’arrosoir de poche, juste sur le coin de la gueule.

Amen.

Fanny a parfaitement récupéré de sa grossesse. Ensemble, avec courage et dignité, nous avons fait le deuil de ses seins (dont je conserve une photographie d’identité dans mon portefeuille).

Le manuscrit de mon roman, « Colonel Stepanovich, opération taïga », est toujours dans les tiroirs de nombreux éditeurs, poursuivant sa gestation.

Raoul est aujourd’hui propriétaire d’un pavillon d’auto-tamponneuses.

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