Rituel

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Un rituel permet de rentrer en transe. Je transcendais dans le thé, dans les DVD que j’insérais, dans les danses que je chorégraphiais, dans les ruelles que j’empruntais, dans les appels en absence que je commettais. Mais la transe de l’amour librement transcendant, même avec dévotion, je n’y avais plus accès.

Mon nouveau rite consistait à maintenir le plus longtemps possible la sensation de l’attente. Je devenais petit à petit, une fidèle adepte. J’étais devenue tellement pieuse de l’attente que j’accomplissais des miracles : je transformais mes larmes en fleur de sel duquel j’assaisonnais ma peau. Ma peau s’écaillait comme un poisson. Je pouvais ainsi mieux nager dans ma solitude.

A des moments, le sel traversait tout mon corps à en implorer miséricorde. Mon cœur s’apaisait en giclant par ma gorge, je tirais ensuite la chasse d’eau. Tout allait  mieux à nouveau.

Ma nouvelle religion m’exigeait d’avaler des couleuvres et de mettre de l’eau dans mon vin le temps de l’oubli. Je voulais l’oublier, nous oublier. Je devais donc m’oublier. J’avais pourtant réussi un moment.

Presque…

C’était un jour où j’étais allée, sur un coup de tête d’un coup d’invitation, assister à une lecture théâtrale qui m’a coupé l’appétit de l’angoisse le temps d’un diner, le temps d’un court trajet, le temps d’un verre et d’une soirée.

Nous avions partagé la même table. Je me suis oubliée. Le sel n’était plus à ma portée.

Je n’avais pas osé retenir son prénom ni son regard. Je me suis rattrapée plus tard. Il était exquis dans son corsage d’homme fatal, dans l’élégance de ses mots, dans la justesse de son sourire, dans son regard  qui m’exquise. Il hante mon fantasme. Puis il me demande dans un message ce que je pensais du dernier film de Woody Allen  Vous allez rencontrer un bel est sombre inconnu. Je voulais lui répondre « oui, je veux » puis j’ai songé que ce n’était pas la réponse à deux sous. J’ai préféré répondre que Les Amours Imaginaires était aussi à voir. Je voulais m’imaginer avec cet inconnu qui m’a rendu ivre d’adrénaline, qui a sabré mon angoisse le temps d’un soir. J’avais osé. J’avais ressaisie mon cœur, piétiné mon arrogance, aiguisé ma patience. Mais ce « lui », cet « autre », était trop beau pour être vrai. C’est ainsi que j’en ai décidé en guise de  béquille pour ma vanité. Dans ce moment d’oubli, il m’a extirpé de ma ruelle damascène. Il a pris mon poignet et m’a fait rentrer dans une cours intérieur fleurie de jasmin et de chèvrefeuille. Je ne voulais plus que la porte se rouvre. Mais il a fallu que je sorte de ma fiction qui me fractionne comme les bouts de miroir  cousus sur un tapis indien. J’ai donc décidé de retourner à la réalité. Enfin…il a décidé pour moi. Je n’avais pas l’embarras du choix. Lui était à peine dans l’embarras.

Je devais l’oublier lui aussi.

Deux oublis s’enchainent.

Un oubli qui m’a fait naitre. Un oubli qui m’a ressuscité. Entre les deux, un troisième qui avait un besoin passager de déconnecter.

Les hommes que j’aime sont-ils des mauvaises idées ?

Je me remets à mon aise dans ma transe quotidienne.

Des jours et des soirs s’enchainent. Mon attente se ponctue de regards échangés dans un métro ou une soirée qui traine. Mon oubli se détaille quand je marche vers une direction impromptue, guidée par l’étroitesse des ruelles damascènes ou quand je tangue en fonction des mouvements hésitants des rythmes suggérés de la musique orientale, argentine ou cubaine.

Ce soir, je m’installe. Je mets en conscience mon poignet (le même poignet dont mes chimères de tenaient). Je me concentre sur la cambrure de mon dos, la droiture de mon buste, le relâchement de mes épaules, l’apprêtement de mes bras à enlacer. Ce soir  je pose mon front  contre une joue inconnue.

Dans ma solitude de la veille, le moment de l’abrazo était pour mon impatience déjà un moment de danse.

Mon partenaire voulait se déplacer sur la piste sans penser aux pas. Moi, j’avais effectué maintes répétitions  séquentielles dans ma tête, cherchant à prévoir à l’avance chaque pas pour ne pas me tromper.  J’avais peur de me tromper de pas, de joue. L'improvisation n'est pas seulement une question d'inspiration. Peut-importe, lui cherchait une sensation de hasard. Pourtant, il ne regardait pas au hasard avant de me proposer une danse. Je voulais lui dire que ... Je n’ai pas su quoi lui dire. Il  n’a pas su à quelle question il devait répondre. Je n’ai pas voulu reformuler la question. J’ai donc dit « je suis débutante». Je songeais « fausse débutante ». J’ai envie de me laisser faire, de me laisser danser… Je n’ai plus la force de tanguer seule. Guide-moi dans ton hasard. Sois ferme. Enferme-moi dans tes bras car je risque d’être trop conciliante avec mes souvenirs des autres danses. 

Je ne lui ai pas tout dit. J’ai, en effet, pensé très fort en espérant qu’il m’entende.

Nous n’étions pas en phase mais nous avions pris beaucoup de plaisir à danser ensemble, je pense. Il sourit. Je refroidis. La musique s’arrête. Il incline la tête dans un air de Ce n’était pas si mal. Je détends mon poignet. Je remets en ordre mes idées. Je m’assois. J’ai soif.

Son arrogance me faisait penser à mon oubli, je me disais avec ironie…du sort.

L’ombre de mes larmes que je cherchais à sécher à coup de gorgée de vin argentin me dérobait les corps dansants et les transformait en  des nuages de couleur informes. Je progresserai, pense-t-il, lui aussi, sans me le dire. On me fera danser. Je suis une fille que l’on remarque, dit-il. Ma crispation elle-aussi est remarquable ajoute-il plus tard, dans un autre contexte. Un autre m’invite à danser. Puis un autre. Je serre mes lèvres et je prête mon corps dans un acte sacrificiel. Tous ces autres me font crisper d’incertitude, fomentent mon obsession de la solitude, me rappelle l’objet de mon oubli.

Voilà à quoi se résume ma vie depuis ma déchéance du paradis : à recréer l’étroitesse des ruelles suantes de Damas pour y frôler des corps dévoués. Je  les provoquais tous sans en évoquer aucun. Je les avais le temps d’une danse que je voulais. Le temps de les scruter. Le temps de poser mon front suant sur leurs joues embaumées, puis de m’abandonner avant de les abandonner.

Sauf ce soir là. Ce soir là, les ruelles ont cessé d’irriguer mon corps, de me balancer d’un mur à l’autre. Ce soir là, j’eus un nouveau  désir. Ce soir là, je voulais déboucher sur une place publique,  trouver un banc, m’asseoir, lever la tête et respirer le soleil.

 Noun, 2010

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