Sans Titre

Hervé Lénervé

Allez, un petit conte, cela faisait longtemps : Les enfants ne sont pas toujours tendres comme des agneaux, généreux comme des altruistes et humbles comme moi.

Le couple Marshal désirait un enfant, est-ce trop demandé, quand on s'aime, que l'on est jeunes et que l'on vient de se marier ? « Non ! Bien, si ! », car voilà depuis déjà un an qu'ils essayaient sans y parvenir. Aussi après avoir recouru à toutes les méthodes de bonnes femmes, il fallut bien se rendre à l'évidence et ils consultèrent des spécialistes. La réponse ne se fit pas attendre, ce fut  une sentence ; monsieur Marshal était stérile, ses spermatozoïdes ne pouvaient pas fécondés in utéro.  Le couple dut donc se résoudre à passer par la procréation médicalement assistée. Les médecins implantèrent dans l'utérus de Madame cinq ovocytes préalablement fécondés par les gamètes de Monsieur. Seulement deux se développèrent pour former deux fœtus, aux sixième mois de grossesse le processus de la création se déroulait normalement, sans histoire et Madame ainsi que Monsieur étaient aux anges. Ils se préparaient à accueillir leurs jumeaux dizygotes, un garçon et une fille. C'était magnifique, leurs rêves allaient enfin être réalisés.

 

Seize ans plus tard, Alexandra en pleine adolescence, n'est pas une fille tendre et aimante, surtout pour ses parents bien sûr, si l'adolescence est l'éveil des enfants vers la maturité, ce passage ne se fait pas sans conflit pour la majorité des jeunes, mais chez les Marshal, leur fille ayant un fort caractère, cela se faisait plus en casse qu'en « passe ». La mère en  regrettait même parfois d'avoir tant désiré un enfant, mais parfois seulement, dans les pires moments de crise, elle se rappelait la sérénité qu'existait dans son couple lorsqu'il n'était qu'un couple, ce qui semblait déjà si loin maintenant. Enfant, Alex n'en fut pas une facile, comme l'on dit pour ne pas dire pire. C'était une enfant capricieuse, tyrannique, égoïste et d'une jalousie pathologique, cela ne s'était guère arrangé avec les années, pour en arriver à ce paroxysme qu'est l'adolescence, où elle devînt carrément odieuse envers son entourage. Alex n'avait pas eu de frère, le bébé mort-né la laissa seule héritière de la vie. Fut-ce la raison de cette rébellion permanente chez Alex ? Nul ne peut savoir ces choses-là, pourtant quand les évènements ne se déroulent pas comme on les a imaginés, on ne peut s'empêcher d'essayer de chercher des explications là, où il n'y en a peut-être aucune. La génétique détermine l'inné et l'apprentissage l'acquis, maintenant lequel des deux, où plus probablement, les deux ensemble, sont la cause de ce que l'on devient ?

Les parents lassés d'essayer de renouer le contact avec leur fille, durent se résoudre à admettre que cela ne pourrait pas se faire sans une aide extérieure. Aussi, ils se décidèrent de consulter un psychologue.

Les séances chez le psy ne furent d'aucune utilité, car après avoir lancé : « Et en quoi cela vous regarde ? » à la première question du thérapeute. Alex se referma comme une huitre et les bras croisés sur sa poitrine naissante d'adolescente, le visage fermé d'obstination, elle attendait la fin des séances sans desserrer les dents.

Après cinq séances de ce genre le psy convoqua les parents de l'ado.

Le couple Marshall se retrouva donc dans le bureau du thérapeute quelques jours plus tard,

-         Monsieur, madame, vous allez devoir m'aider pour que j'établisse un contact avec Alexandra. Pour cela j'ai besoin de connaître des anecdotes de son enfance, des faits qui vous ont marqués et qui feront, peut-être, écho chez votre fille. Pour cela, remontons au commencement,  Madame, comment s'est déroulé l'accouchement ?

Madame Marshal parut gênée, elle regarda son mari d'un regard de souris, comme si elle attendait une aide de sa part. Le psy la relança.

-         Il y a un problème ?

Cette fois Madame Marshal se débloqua.

-         Nous avons dû recourir à la procréation assistée pour avoir un enfant. Ainsi, deux fœtus se sont développés en même temps, un garçon et une fille. Malheureusement le garçon n'a pas survécu à l'accouchement. Nous étions tellement contents d'avoir au moins une fille, qu'il est vrai que cette enfant mort-né, ne nous a pas affectés à la mesure du drame qu'il représente pour d'autres parents.

Ceci mis à part, il faut que je vous signale un fait qui a semblé interloquer le personnel médical. Le garçon s'était étranglé avec le cordon ombilical. Ce qui malheureusement peut arriver, pourtant le plus étrange c'est que ce n'était pas son cordon qu'il avait autour du cou, mais celui de sa sœur. Ni l'interne, ni la sage-femme ne semblaient comprendre comment cela avait pu arriver.

Madame Marshal arrêta son récit sans baisser le ton à la fin de sa phrase, si bien que le psy en attendait davantage, mais rien, que le silence empli l'espace. Ce fut Monsieur Marshal qui le rompit.

-         Quelques jours après, nous nous retrouvâmes, mon épouse et moi, dans le bureau du chef du service obstétrique de la clinique. Le discours qu'il nous servit était pour le moins curieux. Nous sentions qu'il tenait à tout prix à décharger son service de la responsabilité du décès de notre garçon, ce que je peux aisément comprendre. Pourtant, la gêne que l'on ressentait dans ses propos semblait être d'une autre nature. Il ne comprenait pas, fort de son expérience, comment un tel accident avait pu réellement se produire et on ressentit qu'il essayait sous un jargon médical, abscons aux profanes que nous sommes, de nous noyer dans des explications techniques pour justifier le drame. A un moment, nous eûmes même l'impression qu'il accusait notre fille de la responsabilité de l'échec de l'accouchement. Nous le quittions avec un sentiment de malaise qui se transforma ensuite en une certitude de l'incompétence de l'équipe médicale. Nous pensions intenter un procès à la clinique, puis dans la joie égoïste d'avoir une enfant, nous en avons abandonné l'idée de se lancer dans une longue procédure juridique.

Voilà le début de notre histoire. Par la suite Alexandra grandit en se révélant être un bébé difficile, puis une enfant à fort caractère. Notre amour fut mis à dure épreuve. Dans le quartier nous entendions les voisins, quand ceux-ci pensaient que l'on était hors de portée d'écoute, de la qualifier de peste ou bien de monstre et bien pire encore. Les plus charitables nous plaignaient d'avoir une enfant aussi terrible à élever et nous prédisait les pires ennuis : « Les pauvres, ils n'ont pas fini de souffrir avec une telle terreur. » Ces propos nous affectaient profondément, dans un premier temps. Pourtant, avec le temps et la répétition des déceptions qu'Alexandra nous infligea, nous finîmes par admettre qu'il y avait du fondé dans leur médisance. Vous savez, docteur, il n'y a rien de plus terrible, pour des parents, que de reconnaître que son enfant n'est pas à la hauteur de ce que vous en attendiez…

Monsieur Marshall s'interrompit un peu de même manière que sa femme, déçus, désabusé, abattu, laissant sa longue présentation en suspens. Le thérapeute pensa que le couple avait l'habitude de s'exprimer ainsi, en terminant leurs phrases par des silences lourds de sous-entendus. Il mit fin à l'entretien.

-         Merci ! Messieurs, Dames, je pense que tout cela va me servir pour tenter une approche avec votre fille, du moins je l'espère. Je la reverrai donc, pour encore trois séances, si celles-ci sont improductives, je devrai, malheureusement arrêter la thérapie. Je vous recontacterai pour vous faire part de ma décision dans trois semaines.

 

 

Une semaine plus tard, Alexandra se trouvait de nouveau dans le bureau du psychologue. Pour la première fois, celui-ci demanda à l'adolescente de s'allonger sur le divan. Il estimait qu'il pouvait essayer de remonter ou plus précisément de redescendre dans le passé. Revenir aux souvenirs de la prime enfance.

-         Alexandra ! Parlez-moi de votre frère ?

-         Quel frère ? Je suis fille unique !

Sa réplique avait fusée, brisant sa détermination à ne pas participer à ce cirque analytique.

Le thérapeute continua sur sa lancée.

-         N'auriez-vous pas aimé avoir un frère de votre âge ?

-         Jamais de la vie ! Je suis très bien comme ça, toute seule.

-         Vos parents vous ont dit que  vous auriez dû avoir un frère jumeau ?

-         Bien sûr, il est mort à la naissance et c'est très bien ainsi.

Pourquoi, si tout était pour le mieux, Alexandra ne put pas retenir une larme, puis deux. Elle serra fort ses paupières pour faire disparaitre cette sensiblerie, mais ce sont des torrents de larmes qui la submergèrent quand elle rouvrit les yeux. La digue retenant l'affect venait de céder et la malheureuse se retrouva aux prises de sanglots inextinguibles. La peste égocentrique rejoignait le commun des mortels avec ses faiblesses émotionnelles.

Le professionnel respecta l'émotion de l'adolescente, puis après un temps qu'il jugea suffisant.

-         Pourquoi pleurez- vous, Alexandra ?

-         Je pleure contre mon gré, je n'ai aucune affection pour ce frère virtuel.

-         Quand vous dites je pleure contre mon gré, ne voudriez pas dire je pleure contre moi-même ?

-         N'importe quoi ! Je ne comprends pas vos questions à la con !

-         Je pense que vous comprenez très bien le sens de ma question. Pleurer contre soi, c'est aussi se sentir coupable d'être, quand un autre n'est pas ou n'a pas pu naitre.

-         Je ne partage rien avec ce frère hypothétique. C'est du charabia votre cirque. 

Vous avez partagé le même utérus pendant presque neuf mois, ce n'est pas rien.  

-         N'importe quoi, l'autre ! Vous vous rappelez de votre vie fœtale vous ?

-         Non, bien sûr, vous avez raison, Alexandra. Cependant, je pense que cette expérience sensorielle, même si elle m'est inconsciente, a eu une influence sur la personne que je suis devenu, elle fait partie d'un tout indissociable.

Au-delà des rêves, la réalité tranche une fois de plus. Voici une formule qui plait particulièrement au sceptique. Pourtant, faisons, pour une fois, une entorse au bon sens, au sens rationnel sur le quelle nous nous basons la plupart du temps pour traverser la rue et ne pas se retrouver galette sous un bus. Et laissons la pensée flâner dans des endroits où elle seule a le loisir d'aller. Laissons parler des sens que nous avons appris à ne plus entendre, à ne plus savoir écouter.

Voici, donc, qu'au-delà de toutes connaissances scientifiques, Alexandra eut la résurgence d'une image qui s'inscrivit dans son esprit. Elle pâlit à tel point que le médecin la crut un instant exsangue, cependant avant qu'il ne s'en inquiète davantage, Alexandra s'était déjà levée du divan et avait pris la fuite du cabinet du psy comme si elle avait le diable à ses trousses.

Quand elle fut rentrée chez elle, enfermée dans sa chambre, elle s'allongea sur son lit et ferma les yeux. Au bout de deux minutes à peine la pensée, qui l'avait tant troublée chez le psy, revînt avec la même acuité.

Elle se vit étrangler son frère avec son cordon ombilical.

Vous venez de lire le conte de :

« La plus jeune meurtrière de tous les temps.»

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