Schizophrénie temporelle

rorodator

Kaléïdegoscope

C'est absolument ahurissant comme on change physiquement au long d'une vie. C'est ce que je me dis alors que je m'observe dans le miroir. On évolue, on se transforme, on grandit, on s'épaissit, on se déplume, on se rabougrit, on se fripe. Est-ce que le garçon, l'adolescent, puis le jeune homme que je fus, identifieraient l'individu qui me fait face ? Je parierais que non. J'ai déjà moi-même du mal à me reconnaître en cet instant.

Ce constat déstabilisant fait naître en moi un sentiment étrange, qui se mue en une question.


Qui est moi ?

Je suis définitivement une version récente et inédite de moi. Certes, je suis plein des souvenirs des nombreux moi passés; j'ai au palais des arômes par eux savourés, au coeur des sentiments qu'ils ont ressentis. Mon enveloppe même porte les stigmates de leurs accidents. Mais je ne suis pas, loin s'en faut, la même personne. Comment pourrais-je l'être ? Lorsque je fais le compte des maux qui m'accablent, dont mes prédécesseurs sont directement responsables, je n'ai qu'une envie : les retrouver, où qu'ils se cachent, pour leur infliger la correction qu'ils méritent ! Me haïssaient-ils tant, ces petits cons, qu'ils m'aient conduit à l'état quelconque dans lequel je me trouve ? Quel indécent manque de respect envers leur aîné !

Mais, alors que j'envisage d'entamer une action en justice contre mes incarnations passées, pour harcèlement et non assistance à futur en danger, une autre idée me vient.


Qui est lui ?

L'autre, là. Celui qui se tapit dans mon inconscient. Qui est le principal responsable des passages d'une version de moi à la suivante. Qui joue avec mon conscient, tant que ce dernier s'étonne lui-même des décisions qu'il prend.

Si je le pouvais, je le choperais bien aussi, ce petit branleur, pour lui en coller une sévère. Je me le figure aisément. Avachi dans un coin reculé de mon crâne, sur un canapé miteux, à observer mollement le film de ma vie par les meurtrières de mes pupilles. Paddle en main, tel un ado attardé gavé au jeu video, à modeler ma substance à sa guise sans considération pour les motivations de son hôte. Qui m'a rendu hésitant lorsque je devais être fort. Qui m'a fait fainéant, à emprunter trop souvent la voie de la plus grande pente. Qui s'est appliqué à me rendre incapable d'assumer mes aspirations profondes.

Oh ça va, pas la peine de penser si fort, je vous entends. Vous vous dites que je tente de tout lui coller sur le dos pour éviter de reconnaître mes propres erreurs.  C'est parce que vous oubliez que ce n'est pas moi qui les ai commises, ces erreurs.  Ce sont les autres ! Mes moi d'avant !

Une fois encore, alors que je m'imagine étrangler de mes mains - ou des leurs ? - ces prédécesseurs peu scrupuleux, mes neurones en surchauffe affrontent un nouveau questionnement.


Qui sera-t-il ?

Lui. Le moi de demain. Celui qui devra vivre avec cet héritage en mille-feuilles légué par la longue liste de ses versions passées, héritage auquel j'aurai ajouté mon tribut. Puis-je faire quelque chose pour lui promettre des jours plus radieux ? Les questions que je me pose sont-elles en train d'agiter l'inconscient au point qu'il voue déjà mon successeur à une sénilité précoce ? A un séjour à l'asile ? Ou alors, au contraire, peut-être suis-je en train de le culpabiliser et envisage-t-il d'amorcer un rebond salvateur, sentant que la déliquescence de son symbiote entraînerait la sienne ?

Je me demande ce que je gagnerais à être sympathique avec mon moi futur. Est-ce qu'ils l'ont été avec moi les autres ? Une voix intérieure me suggère que, dans le doute, il serait sûrement préférable d'essayer de le préserver, le vieux qui arrive. On ne sait jamais, s'il restait un peu de moi en lui…

Mes anciens moi ont peut-être bien en leur temps effectué le même cheminement. N'étais-je pas en train de leur faire un mauvais procès ? Il se peut qu'ils aient été plus jeunes que méchants, et aient cru bien faire !


J'ouvre les yeux. Le gars dans le miroir est tel qu'il était dix minutes auparavant, avant la tempête. En tout cas il a la même tête. C'est déjà ça. Il est toujours torse nu dans sa salle de bains, brosse à dents en main. Nous nous observons. Longuement. Immobiles. Le regard est tranchant comme un scalpel, il scrute le visage, le taille et le détaille, sans répit, sans pitié. Mais qui est vraiment ce mec ? Depuis quand des rides barrent-elles son front ? A-t-il toujours eu le cheveu si rare ? Depuis quand ses yeux peuvent-ils se faire si durs ? Sa bouche a-t-elle su sourire ?


Qui est moi ?

Que veut moi ?


Le mec dans le miroir a l'intuition qu'il se met en retard pour sa journée. Il n'en a cure. A-t-il vraiment envie d'aller retrouver ses collègues, imposés par ses versions passées ? N'aurait-il pas plutôt envie d'aller profiter de la météo clémente et de s'abreuver de la fraîcheur printanière des jeunes femmes en fleur ? Aller se mêler aux passants et semer un peu de bonheur ? N'importe quoi de spontané ? De différent ? D'immédiat…

Espoirs carriéristes enterrés, vanité adolescente douchée : que reste-t-il lorsqu'on se dépare de ses vieilles peaux ?

Il se demande si ce qu'il vit est ce qu'on nomme crise de la quarantaine.

Il sent que le tumulte intérieur qu'il vient de traverser l'a, déjà, profondément changé. Il ne sait pas plus qu'avant qui est moi. Mais il a compris une chose.


Le seul moi qui existe est celui de l'instant.

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