Si jamais tu partais

Joan Ott

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si jamais tu partais

 

Monologue accompagné d’une voix

 

Joan OTT – Compagnie La Dorée

 

 

 

Au début, Lucie a 5 ans. A la fin, c’est une vieille dame.

Aucun décor, juste quelques accessoires : une chaise d’enfant ou une chaise haute,  un fauteuil, un vieux tourne-disques, un miroir, un portant où sont disposés les différents costumes…

Les passages en gras seront enregistrés.

Prologue

 

Dans le noir. Voix de Lucie en coulisse (enregistrée ou amplifiée) :

 

Tu verras, ma fille, quand on vieillit, le passé revient. Quand elle me le disait, je n’y croyais pas...

Le plus souvent, les vieux, ça les attriste, de se souvenir. Moi, ça me rend plutôt joyeuse… Ce sont surtout les premières années, qui me reviennent. Sans doute parce que ce sont les plus longues. Après, tout s’accélère, tout va de plus en plus vite, on ne voit plus le temps passer. L’été vient à peine de se terminer, c’est déjà Noël. Et quand par chance il en tombe un peu, la neige semble moins blanche qu’autrefois…

 

1

 

Musique 1.

Lucie met un disque et se plante devant son miroir. Elle chante « Les Mots d’amour » avec une voix d’enfant, en même temps que Piaf :

C’est fou c’que j’peux t’aimer

c’que j’peux t’aimer des fois

des fois j’voudrais crier

car j’nai jamais aimé

jamais aimé comme ça

ça je peux te l’jurer

si jamais tu partais

partais et me quittais

et me quittais pour toujours

c’est sûr que j’en mourrais

que j’en mourrais d’amour

mon amour mon amour…  

 

Elle s’assied dans la chaise d’enfant tandis que sur le vieux tourne-disque, le quarante-cinq tours continue, en sourdine. Elle a cinq ans, la nuit est tombée. Dans ses bras, elle berce un pot de fleurs vide en chantonnant. Shunter musique. 

Parlé : Pauvre petit pot tout vide... T’es triste, hein ! Et tes copains, ils sont tout vides aussi…

Ce matin, elle a tout jeté par le balcon : plus de mazout, elle a dit.

Les jette pas, Mémé, s’il te plaît, les jette pas ! j’ai dit, moi.

Lucie (chante) : C’est sûr que j’en mourrais, que j’en mourrais d’amour, mon amour mon amour…  

Parlé (au pot de fleurs) : Une maman doit pas s’en aller comme ça. Bien sûr, elle est pas morte, mais… (elle pose le pot de fleurs).

Hier soir, elle est venue. Avec le médecin. Pas longtemps, juste pour le dîner, mais elle a rien mangé et elle a pas dit un mot. C’est plus du tout ma Maman d’avant, quand elle me racontait des histoires, et quand elle grondait à cause des têtards morts dans les poches de mon tablier. Maintenant, elle gronde plus, et elle me fait plus jamais faire l’avion. Je suis restée bien sage, comme Mémé m’avait dit. Mais après, j’ai pas dit au revoir. Ce voleur de Maman, je le déteste ! Quand je serai grande, je le tuerai. Les mains tendues devant la glace se crispent, dans un simulacre d’étranglement.

Après l’histoire et la prière, Mémé m’a fait un gros bisou et puis elle est redescendue à la cuisine. J’ai essayé de dormir, mais les images sont venues presque tout de suite. Hier soir, c’était la robe de chambre de maman. Mais pas tout entière, juste la ceinture. C’était la grise, celle qui a du vert et du mauve au col et aux manches. C’est tout doux quand on touche, la ceinture, surtout. Il y a un bout pour Nègre, elle y fait ses griffes en fermant les yeux et alors, elle ronronne. L’autre bout, c’est pour moi. Je me frotte le nez avec et je suce mon pouce. Mais hier soir, la ceinture, j’ai même pas réussi à l’attraper.

Après, c’est un soldat qui est venu à la fenêtre. Il avait un drôle de béret sur la tête. Et il riait, il riait… J’ai dit : Va-t-en ! Mais il entendait pas, ou alors, il voulait pas. Il est resté là à me regarder entre les fleurs de givre. C’était tout bizarre, il avait même pas l’air d’avoir froid.

Si c’était mon Papa, ce soldat ? Mais non. Je l’aurais reconnu, à cause de la photo dans le portefeuille de Maman. Les soldats de maintenant, ils sont en Algérie. C’est très loin, mais mon Papa, il est pas là-bas : il est nulle part. C’est Maman qui me l’a dit :

- Il n’est plus nulle part. Ou alors si, mais seulement dans la tête de ceux qui l’ont aimé.

Ça, ça m’embête bien, parce que dans ma tête à moi, il y a rien de mon Papa. Il est peut-être encore un peu dans la tête de Maman, mais elle est tellement vide maintenant... J’aimerais bien pouvoir le mettre dans ma tête à moi, mais j’y arrive pas. Alors, il va partir de plus en plus, et un jour il sera parti tout à fait. C’est pas juste.

Chanté : Car malgré son amour, lui il nous a quittées…

-       Il nous a abandonnées. Il n’avait pas le droit ! Ca ne se fait pas !

Et là, elle était comme en colère, Maman.

Lucie tire la langue à son double qui grimace dans le miroir, et dans sa voix, il y a un peu de la colère de Maman : Ça se fait pas !

 

Musique 2. Elle remet le disque. Il est rayé : Encore des mots, toujours des mots… jours des mots… jours des mots…

Lucie : C’est pas du tout pratique pour chanter, faut pousser l’aiguille un peu plus loin et alors il en manque toujours un petit bout. J’ai demandé à Mémé de racheter le disque, mais elle a pas voulu :

- Ah ! non, pas cette maudite chanson !

Si je pousse pas l’aiguille, ça continue, ça s’arrête jamais.

Elle chante : Jour des mots, jour des mots, jour des mots…

2

Je sais déjà écrire Lucie, et quelques autres mots aussi. Mais ça suffit pas. La maîtresse, elle dit : pas encore ! Alors j’ai demandé à Mémé, parce que Pépé noie toujours les bébés de Nègre. Je veux l’écrire à Tatie Lili, pour qu’il arrête. Elle aime les petits chats, il l’écoutera : il l’écoute toujours. Mémé aussi, il l’écoute, mais là, je peux pas compter sur elle : elle aime pas les petits chats. Et Maman…

Oh ! écrire, je saurai bientôt… Mais en attendant, à l’école, je m’ennuie. Ces chansons bêtes… Et pour Noël, faudra se déguiser en étoile des neiges, et danser devant les parents. Je pourrai pas m’empêcher d’avoir honte… comme quand Mémé vient me chercher. Comment je peux leur faire comprendre que ma Maman est beaucoup plus jeune, beaucoup plus belle… que ça, c’est seulement ma Mémé… Des fois, ils sont méchants :

Passage enregistré :

Elle est où, ta mère ? On la voit jamais. Et ton père ? Sûr que t’en as pas !

- Si, j’en ai un ! Seulement, il est mort.

- Tu parles ! Et ta mère aussi, elle est morte, peut-être ?

- Non ! Elle, elle est malade.

- Demi orpheline ! Demi orpheline !

Ça, c’est la maîtresse qui l’a dit. On faisait une leçon sur la famille : Un demi orphelin est un enfant qui n’a plus qu’un seul parent, comme Lucie qui a perdu son papa.

Elle est méchante, la maîtresse, je l’aime pas!

 Quand ils se moquent, je dis rien. A quoi ça servirait ? Si seulement Licou pouvait venir, il me protégerait, mais lui, c’est seulement la nuit.

Ils sont bêtes. Moi, je le sais bien, que j’ai un Papa et une Maman. Elle finira bien par revenir. En attendant, j’ai ma Mémé. Quand il pleut, elle me couvre avec la bâche en plastique de la machine à laver et elle me ramène à la maison sur le porte-bagage du Solex. Alors, ils se moquent encore, mais je m’en fiche, parce qu’ils sont tout mouillés et moi pas. Mes belles boucles… En vrai, j’en ai pas, des boucles, mais c’est Mémé qui veut. Les bigoudis sous le casque le dimanche matin, j’aime pas, mais elle répète toujours la même chose :

- Pour être belle, il faut savoir souffrir un peu ! Si seulement tu avais les cheveux de ta mère, mais non, des queues de rat, comme ta tante…

Tatie Lili, elle a les cheveux tout fins, comme moi, sauf que les siens, ils sont noirs. Le samedi, c’est elle qui vient me chercher. Elle est maîtresse. Elle dit « professeur », mais c’est pareil. Je suis allée dans son école, déjà. Je fais pas de bruit, je dérange pas. Je me mets tout au fond de la classe et là, je me raconte des histoires, mais des gentilles, parce que celles qui font peur, elles marchent pas, c’est seulement pour la nuit.

A la sortie de l’école, elle est là, alors moi, je cours et elle me prend dans ses bras. Après, on va à la boulangerie. Une fois, j’ai pris une friandise que je connaissais pas. Une poudre un peu acide dans un sachet, qu’on aspire avec un tube de réglisse. Ça m’a plu, alors j’en ai repris. Jusqu’au jour où la boulangère a dit : tu as gagné ! Elle m’a donné un autre sachet, et Tatie Lili a pas eu besoin de payer. Moi, j’ai dit : Non, il faut donner des sous, sinon, c’est volé. La boulangère m’a expliqué :

- Tu sais lire ? Non, bien sûr, tu es encore trop petite. Mais regarde, c’est écrit là : « gagnant ». Ca veut dire que tu as droit à un deuxième sachet, gratuit.

Ça m’a pas plu du tout.  D’abord, parce qu’elle avait dit que j’étais trop petite pour savoir lire, et ça, c’est pas vrai. Et puis, un sachet sans payer, moi je trouve que c’est pas bien. Alors, le samedi après, j’ai repris un roudoudou, parce que là, il y a jamais écrit « gagnant », et puis ça dure longtemps et même, si je suis pas trop gourmande, jusqu’au dimanche soir, jusqu’à l’heure où il faut dire au revoir à Tatie Lili. Ça, c’est un moment très beau : on pleure toutes les deux, et puis elle monte dans la Flèche Bleue ou dans le vieux Citroën, et elle bouge sa main longtemps, longtemps. Après, je peux rien manger, je suis trop triste.

 

Musique 3. Les Mots d’amour, version Strings of Paris.

Lucie, parlé sur la musique : Et le soir, dans mon lit, après la prière avec Mémé, des fois je prie encore : Cher bon Dieu, fais que Tatie soit toujours là, et Mémé et Pépé aussi. Et puis, s’il te plaît, fais aussi que ma Maman redevienne comme avant… Merci cher bon Dieu que j’aime, et amen.

Après, je ferme les yeux et j’appelle Licou. C’est mon poney bleu. Il est tout petit, je peux le tenir dans ma main. Je lui raconte tout. C’est mon ami, il me protège. Quand il est là, les images ont pas le droit de venir.  

Chanté : C’est sûr que j’en mourrais, que j’en mourrais d’amour mon amour mon amour… 

3

C’est comme si elle aimait plus rien. Peut-être qu’elle est morte, et elle le sait pas. Est-ce qu’on peut être mort et vivant en même temps ?

Lucie ferme les yeux, effaçant son reflet dans le miroir : Voilà, je suis morte. Morte pour de bon. Oh !… Si Mémé me voyait, elle dirait comme toujours quand je fais l’andouille ou quand je pleure sur commande :

- Quelle comédienne ! Je me demande d’où tu peux bien tenir ça ! Si je ne connaissais pas ta mère, je dirais que tu es la fille du facteur. 

Pourquoi elle dit ça ? Je le sais bien, comment on les fait, les bébés : il faut un papa et une maman, un de chaque. Et le facteur, c’est une dame, alors, hein…

Elle chante : Encore des mots, toujours des mots, des mots d’amour…

Parlé : En tout cas, moi, j’en mourrai pas : l’amour, ça sert à rien, surtout quand il est plus là. Je le sais, parce qu’à l’école, Anne était amoureuse de Richard. Mais il est parti loin, dans un autre pays. Alors, elle a pleuré et puis elle s’est couchée par terre sous le préau, elle a fermé les yeux et elle a dit : Je suis morte. Une sacrée comédienne, Anne, presque aussi bien que moi : on a tous cru qu’elle était morte pour de vrai, parce qu’elle bougeait plus du tout. Mais la maîtresse a appelé, alors on est tous allés dans la classe, et Anne aussi.

A la récré, elle a joué avec Claude. Maintenant, c’est Claude, son fiancé. C’est bien la preuve qu’on peut pas mourir d’amour.

Ils sont bêtes, les garçons, ils tirent les cheveux des filles quand on joue aux Indiens. Est-ce que Papa tirait les cheveux de Maman, quand ils jouaient ensemble ? Quand elle parlera de nouveau, je lui demanderai. Il les a peut-être pas tirés assez fort, alors c’est pour ça.

Elle chante : Si jamais tu partais, partais et me quittais, et me quittais pour toujours……

4

- Je vous la rendrai pour quelques jours à Noël, si elle va mieux…  

C’est le médecin qui a dit ça. Bien sûr, qu’elle ira mieux ! Noël, c’est bientôt. Mémé a déjà acheté le sapin. On le décorera ensemble, avec les grosses boules, et il faudra faire bien attention. L’année dernière, j’en ai cassé une, et elle a pas été contente du tout, Mémé.

Et j’aurai le droit de faire la crèche, aussi. C’est Jésus, mon préféré. Pépé l’avait déjà dans sa crèche à lui, quand il était petit. Le pauvre, il reste enfermé dans sa boîte toute l’année, dans le noir. C’est pour ça qu’on lui met les bougies : comme ça, il fait le plein de lumière, et il peut tenir jusqu’au Noël d’après.

Sûrement, le Père Noël a eu ma lettre. C’est Tatie m’a aidée à l’écrire. J’ai demandé un cerf-volant. Comme ça, quand Maman reviendra, on le fera voler ensemble dans la carrière au bord de l’étang.

J’aimerais bien que Mémé invente quelque chose, comme l’an passé. Qu’est-ce qu’on a ri ! Enfin, surtout après… parce que pendant longtemps, longtemps, on l’a cherchée partout, et on l’a pas trouvée : disparue, qu’elle était. Tout le monde appelait, mais elle répondait pas. Et puis, on a entendu une clochette. Ça venait du salon de musique. On y est allés, et là, il y avait Mémé, tout en blanc devant le sapin, une vraie fée. Je l’ai pas reconnue tout de suite, tellement qu’elle était belle, avec ses joues peintes en rouge et son voile sur les cheveux. Le voile, c’était le rideau en plastique de la salle de bains, mais sur Mémé, il faisait vraiment bien. Alors, toute la famille a éclaté de rire.

Elle aime bien s’amuser, Mémé. Quand on joue, elle dit jamais « assez » ! On dirait pas du tout qu’elle est vieille. C’est peut-être pour ça que Pépé la regarde comme une friandise.

 

Musique 4.  Les Mots d’amour, version Strings of Paris

Lucie, parlé sur la musique : En vrai, j’ai de la chance : j’ai mon Pépé, j’ai ma Mémé et j’ai ma Tatie aussi. Je suis pas malheureuse. Même pas triste. Ou alors, juste un peu des fois, mais pas beaucoup.

5

 

Avec Pépé aussi, je peux jouer. C’est pas des jeux qu’on fait ensemble, et il parle pas beaucoup, mais des fois, il m’emmène dans son atelier. Ça sent bon le cuir, et même le skaï, il sent bon. Pour que je reste tranquille, il me donne une planche, des clous et un marteau. Les clous, je les plante tout de traviole, et  parfois, je me tape sur les doigts. Alors je pleure très fort, mais Pépé souffle sur ma main et le bobo s’envole par la fenêtre, et alors, je peux recommencer. Je fais : Han ! comme lui, quand il tire sur une bâche très très lourde.

Parfois, il a un peu mal au dos quand il rentre à la maison, mais il se plaint jamais. Il devient juste encore un peu plus silencieux que d’habitude, c’est comme ça qu’on sait. Mais après, à l’heure de la télévision, il vient sur le canapé, et alors Mémé lui met de la pommade dans le dos. Ca se voit qu’il aime ça, parce qu’il ronronne comme la chatte. C’est sûrement ça, être amoureux. Mais ça me fait pas envie du tout, parce que amoureux, c’est pareil que mal au dos.

J’aime bien aussi quand Pépé m’emmène au temple, en auto. C’est surtout l’auto que j’aime, parce que tous les dimanches, je regarde si j’ai grandi : quand mes pieds toucheront par terre, je serai grande tout à fait. Mais c’est pas pour tout de suite. Il manque encore au moins ça ! Elle montre 30 cm entre ses deux mains.

Au temple, je m’ennuie. J’aime pas du tout l’école du dimanche : colorier des grappes de raisin, une en jaune, l’autre en violet, à quoi ça peut bien servir ? Et puis ça m’énerve, parce que quand je colorie, ça dépasse toujours de partout. C’est comme avec les clous. Avec mes mains, je sais rien faire. Le tricotin, les scoubidous : c’est tout tordu, tout dégoûtant, ça ressemble à rien. Pépé dit que c’est parce que je suis trop petite, mais Mémé est pas d’accord :

- Elle manque de patience. Comme son père.

Sauf que lui, il faisait des dessins très beaux. Des fois, je les regarde, dans l’album. Et Maman aussi, elle dessine bien. C’est vraiment pas juste !

- Deux mains gauches dans des moufles ! C’est comme ça qu’elle dit, Maman. 

J’ai tellement honte qu’une fois... La maîtresse avait prévenu que l’après-midi, on ferait un dessin pour la fête des mères, un bouquet de fleurs. Moi, j’ai tout de suite commencé à avoir mal au ventre. Mais pas assez, pas au point de vomir, comme je fais souvent. Alors, à midi, j’ai dit que j’avais mal aux dents. Mémé m’a emmenée chez le dentiste. Pas drôle du tout, mais c’était toujours mieux que dessiner ces horribles fleurs. D’ailleurs, ce jour-là, le dentiste a trouvé une grosse carie. Pas étonnant : il en trouve toujours.

Musique 5.  Les roses blanches (Verchuren). Elle danse avec un bouquet.


6

Elle est venue pour Noël ! J’ai grimpé sur ses genoux, et Nègre aussi, chacune son bout de ceinture. Après, j’ai mis le disque, et j’ai chanté : Car chaque jour ta voix ma voix ou d’autres voix c’est la voix de l’amour… Alors, elle s’est mise à pleurer, mais c’était pas triste du tout. Elle a dit :

- Tu es mon rayon de soleil.

La première fois qu’elle parlait de nouveau ! Après, elle est retournée dans la grande maison blanche avec les grilles tout autour, mais ça fait rien, parce que maintenant, je suis sûre qu’elle reviendra bientôt.

Mais les vilains rêves, ils sont quand même encore là. Je les déteste. Il y a celui de la panthère et puis aussi celui du méchant loup : ils sont en bas de l’escalier, et ils attendent que Maman descende pour la manger. Mais le plus terrible, c’est le diable dans la buanderie : un diable noir et rouge, avec des têtes de mort sur son habit. Il fait bouillir de l’eau dans la grande lessiveuse, comme Mémé faisait avant la machine à laver, et il touille avec une énorme cuillère en bois. On est tous là, attachés avec une corde, et le diable dit qu’il va nous faire cuire. Je me réveille toujours quand il attrape Maman pour la jeter dans l’eau bouillante.

Si Licou pouvait venir, sûr qu’il chasserait le diable, parce qu’il a des pouvoirs magiques. Mais dans mes rêves, il vient jamais.

Elle s’enveloppe dans un drap et suce son pouce.

Des fois, je m’assieds tout en haut de l’escalier. J’ai froid, mais ça fait rien, parce que de là, j’entends la télévision, alors j’ai un peu moins peur. J’aimerais bien la regarder, la télé, mais j’ai pas souvent le droit. Seulement quand il y a pas école le lendemain. L’autre samedi, il y avait les pêcheurs de perles. C’était beau ! Chanté : Oui, c’est elle, c’est la déesse qui descend parmi nous… Quand je serai grande, je ferai comme eux. Mais ça doit être fatigant de pêcher des perles toute la journée et de chanter le soir dans la télévision… Alors, je ferai pas pêcheur, je ferai déesse. Ça travaille pas beaucoup, les déesses, ça fait que prier et se reposer.  

 

7

Changement de lumière.

Musique 6. « Le Chapeau de Zozo » par Jean Paque. Shunter à partir de 0’26.

Lucie se débarrasse du drap et met un chapeau de plage pour enfant. Elle chante devant le miroir :

Avez-vous vu le nouveau chapeau de Zozo ?

C’est un chapeau, un papeau rigolo.

Sur le devant il y a mis trois plumes de paon

Sur le côté, un amour d’perroquet.

Parlé : Je suis contente ! Elle est revenue pour de bon ! C’est le médecin qui l’a ramenée à la maison, et ce jour-là j’ai bien voulu lui faire la bise. Après, il m’a montré une photo : des fleurs roses sous un ciel tout bleu. Il a dit : c’est ta maman qui a pris cette photo. Alors elle a fait un vrai sourire, comme avant, et elle a mis la photo dans un album tout neuf, et elle a jeté tous ses médicaments. Bon, c’est vrai, il y a encore des jours où elle va pas très bien : des jours gris, elle dit. Ces jours-là, elle ouvre l’album, elle regarde les fleurs roses sous le ciel bleu, et après, elle sort dans le jardin et elle prend des tas de photos, des brins d’herbe, des fourmis, rien que des choses minuscules. Elle appelle ça de la macro. C’est bizarre, elle aime pas du tout le poisson…

 

Musique 7. « Le chapeau de Zozo », par Maurice Chevalier, de 2’06 à la fin. Changement de lumière : Lucie ouvre un album de photos, qu’elle feuillette.


8

Lucie : Une dame est venue à la maison. Elle a regardé les photos et elle a demandé : Vous dessinez, aussi ? Maintenant, elle fait des photos toute la journée, et le soir, elle dessine et elle peint. Après, ses dessins vont dans une usine, et là, on les met sur des tissus. Elle gagne des sous. Beaucoup. La preuve, un jour, en rentrant de l’école, il y avait dans la cour la nouvelle auto : une P 60 bleu ciel. Elle est belle ! Maman est très fière :

- Retiens bien ça ma chérie ! Pour les sous, une seule règle dans la vie : jamais de crédit !

Le dimanche, on va en montagne dans la nouvelle auto, et elle prend des photos. Après, elle range son appareil dans le coffre et on marche pour de bon. Je suis obligée d’accélérer parce qu’elle va très vite, mais je pleurniche jamais : si elle court comme un lapin, c’est qu’elle est guérie tout à fait ! Un dimanche, entre deux photos, elle a dit…

Passage enregistré :

- Et si on déménageait, qu’est-ce que tu dirais ?

- Juste toi et moi ?

- …

- Pourquoi tu réponds pas ? Juste toi et moi ?

- Un monsieur viendra peut-être habiter avec nous. Tu verras : Il est très gentil, je suis sûre qu’il te plaira.

- Un monsieur ? Ah non alors ! Je veux pas quitter Mémé. Et puis, c’est ma maison.

Après ça, elle a plus parlé du monsieur ni du déménagement. C’est parce qu’elle veut pas me faire de peine. Je le sais bien ce qu’ils font ensemble la nuit, les Madame et les Monsieur : ils font des petits. Et moi, des frères et sœurs, j’en veux pas !

Quand je serai grande, je serai un garçon. Ce sera pas difficile. Déjà, j’aime pas les poupées. J’aime mieux les petites autos, celles qui sont dans les paquets Bonux

qu’on achète en gros. J’en ai déjà tout plein. Je fais des courses dans le couloir : la 2 CV contre la Mini, la Panhard contre la 4 CV. Et des fois, je fais courir Planplan. C’est ma tortue, elle a juste la taille qu’il faut. Je me débrouille toujours pour la faire gagner, parce que quand une auto la dépasse, elle rentre la tête dans sa carapace et après c’est toute une affaire pour la remettre en route. C’est pas bien de bouder. Est-ce que je boude, moi ? Oui, bon, un peu, des fois, quand Mémé me dit non, mais elle me dit pas non souvent, parce que j’obéis presque toujours. Elle gronde seulement quand je vais trop près du coq, celui qui me pique mes tartines avec son grand bec pointu, ou quand je grimpe trop haut dans le cerisier. Mais Maman dit toujours :

- Laisse-la donc. Moi aussi c’était mon arbre préféré.

Musique 8.

« Auprès de mon arbre », version Sextet.

Lucie chante :  

Auprès de ton arbre tu vivais heureux

T’aurais jamais dû t’éloigner de ton arbre

Auprès de ton arbre tu vivais heureux

T’aurais jamais dû le quitter des yeux.

 

Mais toi, t’aimais mieux le ciel. Même que c’est pour ça que t’es plus là. Plus tard, quand je serai déesse, je ferai brûler tous les avions.

Changement de lumière. Sur la fin de la musique, Lucie met une autre robe puis fouille dans un sac d’école et en sort un cahier avec protège cahier rouge.

 

 


 

9

Maintenant, je vais à la grande école. Je suis toujours première, avec Catherine. Les autres sont un peu jalouses mais pas trop parce qu’on est gentilles : on les aide pour les devoirs.

La maîtresse aussi, elle est gentille. Au début de l’année elle m’a grondée parce que j’ai dit « èr » au lieu de « re » quand elle a montré la lettre au tableau. Mais maintenant elle m’aime bien et Catherine aussi.

C’est plutôt ici que ça cloche un peu. Parce que maintenant Maman oblige toute la famille à manger des choses bizarres qui viennent du magasin de régime. Ça coûte des sous, c’est bien plus cher qu’à l’épicerie, mais la santé de Maman c’est précieux, alors Mémé râle pas trop.

Elle croit toujours qu’elle a des maladies, Maman. Et tout le temps ça change : une fois c’est la gorge, une fois les oreilles, ou bien les reins, et après c’est l’estomac. La plupart du temps les médecins trouvent rien, alors ça la met en colère et elle dit qu’elle veut se faire opérer. Elle l’a fait une fois : on lui a coupé quelque chose dans ses oreilles parce qu’elle entendait des bruits. Après, c’était tout pareil mais elle a fini par s’habituer, alors elle a inventé une nouvelle maladie. Maintenant elle se lave l’intérieur du nez tous les jours. Ça fait un bruit dégoûtant qui m’énerve. Avant, rien m’énervait jamais. Mais maintenant… Tatie, quand elle siffle les « s », Pépé, quand il frotte ses pantoufles sur le lino de la cuisine, Maman qui parle par le nez, Mémé qui fait des bruits avec sa bouche après manger pour chercher des choses entre ses dents : ils m’énervent tous à la maison.

Quand je serai déesse, je ferai un sort. Alors, personne m’énervera plus.

Heureusement il y a l’école. L’été j’aime bien aussi, mais avec mon rhume des foins, je peux pas sortir beaucoup. Et puis les vacances c’est long, alors des fois je m’ennuie. Mémé dit :

- Pourquoi tu ne vas pas voir Pierrette, ou Alice ? Elles doivent s’ennuyer autant que toi.

Pierrette et Alice, c’est mes voisines. C’est Pierrette la plus grande, alors c’est elle qui dit à quoi on joue. On a un jeu qu’il faut dire à personne parce que c’est un péché. C’est Alice qui dit ça : elle est catholique. Pierrette et moi on est protestantes, alors pour les péchés c’est plus facile. Je sais pas ce qu’elle raconte quand elle va se confesser, en tout cas quand elle revient elle dit qu’il faut plus jouer à ça. Mais ça dure jamais longtemps. Même que des fois elle fait jouer Rodolphe. C’est son petit frère. Moi j’aime pas trop, parce qu’il dit qu’on lui fait mal à son petit oiseau, et qu’il va le dire à sa maman. Mais Alice fait les gros yeux, et elle lui dit que s’il rapporte il ira en enfer. Alors il dit rien parce qu’il a très peur. Elle est fortiche, Alice, pour faire le diable la nuit.

Musique 9.

Les mots d’amour, version Strings of Paris.

Lucie met son tutu rose et danse.

Lucie, en dansant : C’est Tatie qui me l’a fait. Je fais des pointes pieds nus devant la glace. Ca fait crier Maman : Arrête, Lucie ! Tu vas te déformer les pieds !

 Mais moi je m’en fiche. Quand je serai grande je serai danseuse étoile. Est-ce que ça danse, les déesses ? Pour sûr ! Mais si je deviens un garçon ? Pareil ! Il y a aussi des danseurs garçons.  Ce que j’aimerais ce serait apprendre à chanter. Mais Maman ne veut pas : elle dit que le piano, c’est plus sérieux. Alors je vais au conservatoire, mais j’aime pas : je suis pas du tout douée.

Elle chante sur la musique :

C’est fou c’que j’peux t’aimer

c’que j’peux t’aimer des fois

des fois j’voudrais crier

car je n’ai jamais aimé

jamais aimé comme ça

ça je peux te le jurer…

10

Des fois je crie. Pour rien, juste comme ça, pour le plaisir, en courant dans le jardin. Mais crier, ça va avec aimer. Est-ce qu’elles disent ces mots-là, les déesses ? Non. Ou alors, juste pour voir ce que ça fait.

Faudrait que j’arrête, avec ces histoires de déesses, j’ai plus cinq ans ! Oh et puis zut, tant pis. Juste encore un peu… jusqu’à la rentrée.

Après, promis, j’arrête. Parce que quand on va en sixième ça veut dire qu’on est grande tout à fait.

Elle enfile une blouse bleue, ou beige.

 

Musique 10.  

« Non, je ne regrette rien » version Verchuren

Parlé sur l’intro, en s’admirant dans sa blouse toute neuve : Je suis une vestale, moi, une vraie. J’aimerai jamais. Comme ça : pas de chagrin, pas de regret.

Chanté :

Non rien de rien, non je ne regretterai rien

Le bien qu’on m’aura fait et le mal

Tout me sera égal

Non rien de rien, non je ne regretterai rien

Et payé balayé oublié

Me foutrai du passé

11

Mémé se fiche de moi, à cause de François qui sonne tous les matins à sept heures et demie :

- Scheck di Lucie, dinne schatte esch do ! 

 On pédale ensemble. Il a une voix toute bizarre mais ce n’est pas sa faute : il est entrain de muer. De toute façon on ne se dit pas grand-chose… des banalités. Il est gentil mais il ne m’intéresse pas du tout. En ce moment, j’ai bien autre chose à penser.

Elle se met de profil devant le miroir : Ma poitrine… Enfin : « ma poitrine »…  C’est rien du tout encore, tout à fait informe mais Maman a dit :

-  On ira en ville un des ces jours. Tu ne peux plus rester comme ça, sans rien.

Et elle m’a tout expliqué. La poitrine… et le reste. Avec des détails que je n’avais pas du tout envie d’entendre. Mais Maman est moderne : persuadée que si je sais tout je ne craindrai rien ni personne, pas même l’amour. Je ne lui ai pas dit que jamais, au grand jamais… J’ai juste dit :

- Je n’aurai jamais d’enfant.

- Ma Lucie, tu sais bien qu’il ne faut jamais dire jamais.

Un jamais de trop mais je n’ai pas relevé : inutile de s’enliser dans cette conversation digne de la stérilité que je m’apprête à incarner. A son miroir : Elle est bien, cette phrase, non ? Si, si, moi je trouve… une vraie phrase de grande personne !

Mais il y a pire : l’autre jour en prenant mon bain j’ai vu un… un poil. Là. Que c’était laid ! Je l’ai arraché. Mais deux jours après il y en avait d’autres. Je ne pourrai pas les arracher tous. Alors je les laisse là. Mais quelle calamité ! Et d’après ce que m’a dit Maman, c’est loin d’être fini…  

 

12

 

Musique 11.

« Mon Credo ». Elle chante sur le changement de lumière :

Oui je crois, qu'une vie ça commence avec un mot d'amour
Oui je crois, que la mienne commence à partir de ce jour
Oui je crois, à tous les mots d'amour que tu inventes pour moi
Oui je crois, tout ce que tu me dis parce que je crois en toi.
Aussi vrai qu'avec un peu d'amour on fait tourner la terre
Aussi vrai que tes yeux sont ma seule lumière
Aussi vrai que ma vie tient au fil de nos joies

Devant le miroir : tout en chantant, elle ôte sa blouse, enfile un pull, se coiffe en « jeune fille » et met du rouge à lèvres, ou du vernis à ongles.

Ce que ça peut être bête, les chansons d’amour… Mais j’aime bien quand même. Si je pouvais je chanterais tout le temps. Couper net la musique.

Jusqu’à l’an dernier j’étais toujours première en tout. Mais maintenant, ils nous ont mis des maths modernes. C’est sûrement à cause de ce qui s’est passé au mois de mai. Je n’y ai pas compris grand-chose mais ça m’a bien plu tout de même. Le lycée était fermé, alors moi, j’écoutais la radio et je me disais : « pourvu que ça pète, pourvu que ça pète ». Pourquoi j’avais tellement envie que ça pète, je n’en sais rien mais ça m’aurait plu, un gros, un vrai chambardement.

Mère n’aime pas Cohn Bendit, il lui fait peur. Elle l’appelle le con-bandit. Le truc le plus révolutionnaire qu’elle a fait, c’est le jour où elle a voté Lecanuet… Moi, il me plaît bien, le rouquin. Il a l’air intelligent.

Mais il n’y a pas eu de grand chambardement.

La seule chose qui a changé pour moi, c’est que maintenant je dis « ma Mère ». Ca l’énerve, mais tant pis : c’est comme ça. Et Tatie est devenue « Ma Tante ». Elle, elle ne râle pas, ça l’amuse plutôt. Si j’ai gardé Mémé et Pépé c’est juste parce que le « an » de Grand-Père et Grand-Mère, je trouve qu’il ne sonne pas bien. A cause de Mère, qui parle par le nez. Voilà, c’est ça, ma révolution.

Si seulement  il n’y avait pas ces saletés de maths !

Quand j’étais petite c’est Mémé qui m’aidait. Pas pour les devoirs bien sûr, parce que le Français, hein… L’école, pour elle, c’était en Allemand. Mais pour les leçons, elle était toujours là. Je lui tendais le cahier et je récitais. Parfois elle râlait : Tu vas trop vite je n’arrive pas à suivre !

- Pas grave ! C’est seulement si j’ai un trou que tu dois m’aider.

Je n’avais jamais de trou, mais ça me rassurait, parce que Mémé, c’est un roc, quelqu’un en qui on peut avoir confiance en toute circonstance. Enfin… c’est ce que je croyais…

Nègre avait disparu. Je l’avais cherchée partout, mais rien. Mémé a dit :

- Arrête, Lucie ! Ce n’est qu’un chat !

Qu’un chat ! Comment elle avait pu dire ça ? Alors j’ai arrêté de manger. Plus rien, pas une miette.

Elle a fini par avouer :

- Elle faisait ses besoins partout, ça ne pouvait plus durer. Je l’ai emmenée chez le vétérinaire.

Ses besoins partout ! Si ma Nègre n’avait pas été empoisonnée par les granulés contre les escargots que Mémé dissémine à longueur de temps dans ses maudites platebandes… Après ça, elle n’avait plus été la même, et parfois c’est vrai, il lui arrivait de vomir et de s’oublier. Mais ce n’est pas une raison ! Quand j’ai fait ma péritonite et qu’il a fallu m’opérer en urgence, moi aussi j’ai vomi partout et on ne m’a pas piquée pour autant. Une fille vaut-elle tellement plus, tellement mieux qu’un chat ?

Depuis, avec Mémé ce n’est plus tout à fait comme avant.

Elle met un disque :

Musique 12.  Monteverdi « Lamento d’Arianna »


13

Avant, autour de la maison, il y avait des champs. Mais maintenant on construit un lotissement. Des petites maisons, plutôt jolies.

C’est pour Mémé que ça a été dur : une poule ça doit pouvoir courir en liberté !

Alors Pépé les a tuées les unes après les autres. On en a mangé tous les dimanches pendant un bon bout de temps.

Les gens qui ont emménagé dans les nouvelles maisons ont des enfants. Des petits surtout, mais quelques-uns de mon âge aussi. Ils passent leur temps dehors à s’amuser… et à draguer. Draguer ! Quel mot affreux, ça me fait penser à un étang avec un cadavre qui pourrit au fond…

Je ne vais pas avec eux. Ils ont l’air vraiment trop bête.

Mais je me suis tout de même inventé un amoureux. C’est rien qu’un jeu, mais ça me plaît bien. Et à lui aussi, il faut croire, parce qu’on peut passer des heures à se regarder, lui, assis sur une chaise dans sa cuisine, et moi, agenouillée sur le canapé dans le salon de musique. On ne bouge pas : on se regarde, c’est tout. Plutôt mignon : grand, très brun.

Je m’invente des histoires, comme Ariane, dans Belle du Seigneur :

Tête Brune m’attend devant le portail de la maison, avec sa belle auto, un coupé sport rouge vif, il est prince, et dans l’auto, il y a Piquedoux, son hérisson favori, et deux grenouilles vertes avec de jolis chapeaux à fleurs, alors je monte dans la voiture, et on part tous les deux. Ou alors, c’est moi qui conduis, et j’ouvre sa portière, elle est électrique, c’est pour ça que je peux l’ouvrir, alors il tombe de la voiture, et dans le rétroviseur, je le vois : tout cassé, des morceaux éparpillés partout sur la route, mais j’appuie sur le champignon, quelle expression idiote, je la déteste, c’est Mère qui dit ça, alors, non… j’accélère et je reste seule dans l’auto, avec Reine et Reinette, et Piquedoux. Il me raconte sa vie de hérisson, il me dit les insectes qu’il préfère, alors je freine, il descend de l’auto, il va chercher les insectes, et on partage. Les grenouilles ne chassent pas, parce que ce sont des dames. C’est Piquedoux qui fait tout, et il nous protège contre les méchants, comme Licou quand j’étais petite. On n’a pas besoin de Tête Brune. Tête Brune, c’était seulement pour lui piquer son auto. Mais parfois, je fais la gentille. Alors je fais semblant de regretter et je me mets à pleurer très fort, comme quand j’avais cinq ans. Alors Seigneur Piquedoux – oui, parce que dans mon immense mansuétude je l’ai anobli – et donc, Seigneur Piquedoux prend le volant, et on retourne chercher Tête Brune, pauvre prince tout abîmé. J’ai toujours un tube de colle Uhu dans ma poche, alors je recolle les morceaux, et je demande pardon. Il pardonne toujours. Après, il devient mon esclave d’amour, je lui donne à baiser mon auguste main, et je lui accorde le droit de courir derrière l’auto. Ça fait bien rire les deux dames grenouilles. Et moi aussi, je ris. Alors, je recommence l’histoire depuis le début. Avec des variantes, mais pas trop, sinon c’est moins drôle, on rit moins, et parfois même on ne rit plus du tout.

Mais ça ne vaut pas les bouquins. Mère n’est pas d’accord. Elle dit que Sartre est dangereux et dégoûtant. Il a mauvaise réputation, il fait peur aux petits bourgeois. Mais elle ne peut pas m’empêcher, parce que ce sont les livres de mon père. Les Mémoires d’une jeune fille rangée, ça c’est quelque chose ! Ma mère, c’est la réplique exacte de celle de Beauvoir. Non, j’exagère, la mienne ne croit pas beaucoup au mariage. Mais je suis sûre que si mon père était encore là, elle serait soumise. Oui, soumise, comme ses copines.

Pour les bouquins je lui ai dit : Tu ne peux pas comprendre, tu n’as jamais fait de vraies études.

Après je m’en suis voulu : c’était méchant, mais elle m’avait énervée !

Je sais par cœur les rôles de Dora et d’Inès. Ça, ce sont des femmes, des vraies, pas comme ces greluches qui...

Je sais de quoi je parle. Pour une fois que j’avais dit oui…

 


14

Musique 13.

 « Monja », version Ted Power.

Parlé, sur la musique : A un moment ils ont éteint les lumières et Gilbert est venu me chercher pour un slow. Un truc allemand, complètement ringard, mais j’ai pensé : si tu dis non, tu vas passer pour une gourde. Alors on s’est mis à danser.

Elle danse sur place en se dandinant.

Il en a tout de suite profité pour mes toucher les seins et puis il m’a embrassée. Pouah ! J’ai couru aux toilettes, je me suis rincé la bouche et j’ai craché, craché…

Après je suis revenue dans la cave. Ils étaient tous là à se tortiller bêtement en s’embrassant à bouche que veux-tu. C’était tellement écœurant que je suis partie.

Les boums, je n’y remettrai plus les pieds.

Changement de lumière. Sur la fin de la musique, elle met une robe longue, un châle et des sabots, ébouriffe ses cheveux, se regarde dans le miroir, satisfaite.

 

15

Hier, je suis allée voir ma grand-mère. Pas Mémé, non : l’autre.

Je n’ai jamais aimé les parents de mon père parce qu’ils n’aimaient pas ma mère. Des vieilles histoires qui datent de la guerre auxquelles je ne comprends rien… Des bêtises sans doute, mais qui ont fait que je ne les voyais pas souvent. A vrai dire plus du tout depuis que je vais à la fac. Mais là, elle va mourir. Alors il a bien fallu y aller.

C’est affreux, ce qu’on lui fait subir. Elle criait qu’on la laisse partir, qu’on la laisse enfin en paix, mais non, ils s’acharnent, alors qu’il n’y a plus rien à soigner, toute pourrie à l’intérieur, et même pas de quoi calmer sa douleur. Elle criait, elle hurlait, alors je ne suis pas restée. A quoi bon de toute façon, elle ne me voyait pas, c’est tout juste si pendant quelques secondes elle reconnaît parfois encore mon grand-père.

Elle va mourir. J’ai beau me le répéter... La douleur, oui, mais la mort, j’ai beau essayer d’imaginer : rien, ça ne me fait rien. J’ai versé des seaux de larmes quand Nègre a disparu. La mort d’un chat, ça me touche. La mort de n’importe quel animal : même pas capable d’écraser une guêpe ou une araignée. Mais quand c’est un humain : rien, je ne sens rien…

Pourtant, je les aime. Enfin, je crois… C’est plutôt Dieu que je n’aime pas : Pourquoi tu nous as faits comme on est ? Pourquoi ?

Musique 14. « Ni Dieu ni Maître ». Elle enlève son châle et ses sabots, met un gilet noir ou beige, et vieillit à vue d’œil sur le changement de lumière.

 

Epilogue

 

Ni Dieu ni maître… tu parles !

J’ai rencontré Pierre l’année de ma maîtrise. On s’est marié très vite. Et très vite Laure est arrivée. Et puis les jumeaux. A trente ans : mère de trois enfants. Je les ai aimés. Tous, je les ai aimés. Même si… Quelle idée ! Bien sûr, je les ai aimés !

Et puis mon mari est parti avec une plus jeune, il a refait sa vie.

Elle chantonne en souriant : Si jamais tu partais, partais et me quittais, et me quittais pour toujours, c’est sûr que j’en mourrais, que j’en mourrais d’amour, mon amour, mon amour…

Parlé : Je ne suis pas morte, évidemment… Pas le temps : il y avait les enfants. Ils sont restés longtemps à la maison : des diplômes en veux-tu en voilà, mais pas de travail, la crise, tout ça…

Ils ont tout de même fini par se caser. Alors ils sont partis eux aussi. Ils se sont mariés sur le tard, et ils ont fait des petits : un chacun.

J’espère bien qu’ils s’arrêteront là parce que plus, je ne sais pas si j’aurais la force. Les avoir tous les trois le mercredi, ça me fait bien plaisir, et leur raconter des histoires – leur héros préféré, c’est Licou le Protecteur. Chaque semaine, ils me réclament une nouvelle aventure, une qui fait bien peur… alors je recycle mes vieilleries : la panthère noire, le méchant loup, les dames Grenouilles et Piquedoux… ça me fait bien plaisir.

Mais ça me fatigue un peu aussi. C’est que je vieillis…

Mais je n’ose pas dire non. Je ne voudrais pas passer pour une décatie, une plus bonne à rien, alors je dis oui pour les mercredis. Et comme la maison est grande, je dis oui pour les vacances aussi.

Quand il ne sont pas là, c’est bien aussi. J’ai tout mon temps. Du temps à revendre… alors, les souvenirs…

Musique 15.  Les Mots d’amour, version Paul Motian.

Voix de Lucie amplifiée, sur la musique :

Je ne suis pas devenue déesse. Ni danseuse étoile. Ni chanteuse non plus. Et je n’ai pas écrit l’ombre d’un roman. Des livres, j’en ai lu pourtant : libraire pendant quarante ans…

J’ai été une bonne épouse et une bonne mère, enfin je crois...

Maintenant j’essaie d’être une bonne grand-mère.

Et j’espère que je pourrai dire oui quelques années encore, pour les vacances et pour les mercredis. Parce que des petits dans une maison, c’est encore de la vie…

Elle fredonne en souriant, tandis que le noir descend sur la musique shuntée.

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