Si tu aimes la marée basse, mon enfant, mon enfant

Aurore

Elle était là, assise sur son tronc d'arbre coupé, elle disait "laissez-moi", la mine renfrognée et l'air grave, l'oeil défiant celui de son interlocutrice, elle disait qu'elle voulait être seule 5 minutes.

Cette histoire ma mère la raconte à qui veut l'entendre. J'avais 5 ans et mon côté dramaqueen se posait déjà là. J'ai toujours aimé qu'on me foute la paix, eu l'air pas très sympathique, interprété comme de la froideur ou du dédain, je me bastonnais avec les garçons à la récré mais j'étais la plus fidèle des copines, rigolote et pas prise de tête. Enfin... Sauf quand j'avais décidé de transformer ma vie en un bon épisode d'AB productions, stupeur, mélancolie et tremblements.

J'ai souvent cet air là sur les photos, cet air qui n'aime pas ça, cet air qui a l'air de dire que je fais la gueule alors que pas du tout. Remarquez ça facilite bien des choses: les inconnus n'ont pas forcément envie de me faire des câlins dans la rue et ça m'arrange bien parce que les gens, j'ai beau les aimer vraiment, aimer les observer, leur parler, les analyser, ils me fatiguent vite. Surtout ceux qui s'arrêtent 3 plombes dans une allée de supermarché pour choisir un concentré de tomates, ceux qui veulent monter dans le métro avant que les gens n'en descendent, et puis les autres. Ceux qui parlent trop fort, qui font toujours la gueule (pour de vrai), qui n'ont pas de second degré et qui n'aiment pas Joe Dassin. Et les autres. Tu sais ceux qui disent des conneries et qui me font rire, qui sont légers et cultivés, ceux qui savent et qui aiment, ceux qui ont cette petite blessure juste là. J'aime bien leur air mélancolique, à ceux là.

Il y a des gens qui disent que la mélancolie c'est un état dépressif, un putain de cafard indéfini, un état d'âme allant de la tristesse à la folie ou bien alors un truc un peu doux et pas bien grave. Enfin tu vois, les mecs ont bossé sur la définition. Des gens pas con, hein, Hippocrate, Aristote, Flaubert, Baudelaire, Jean-Paul Sartre ou le bon vieux Lars Von Trier semblent se passionner pour cet état d'âme. Les psychiatres aussi ils la kiffent pas mal (ils l'ont ajouté dans un bouquin, c'est dire). Puis les chanteurs aussi, alors eux ils ont bien compris le filon, les Gainsbourg, les Souchon, les Daho et les Biolay.

Et puis il y a nous. Toi, ta soeur, moi, tous ces gens qui marchent de temps en temps les yeux dans le vague. Ils n'ont pas l'air triste, non, ils ont l'air ailleurs, dans leurs pensées. Eux ils aiment les marées basses et tout ce qu'elles laissent à découvert sur le sable, ils aiment marcher des heures pour frôler l'eau, ramasser des trucs inutiles (jetez moi des cailloux si vous ne vous êtes jamais dit que ce bois flotté ferait une super déco dans l'entrée parce que t'as vu c'est rigolo il a une forme de cheval qui n'aurait pas de tête). Eux ils savent que rien n'est vraiment important.

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