Sortie de route

salander

Synopsis :

Alain, marié à Irène, mène une double vie. Sa maîtresse insiste pour qu’il quitte son épouse, Alain temporise, se drape dans cette lâcheté masculine qui caractérise souvent les relations adultères.

Avec Irène, ils gèrent une chaîne d’hôtels dans lesquels ils ont implantés des bars privés, destinés à une clientèle huppée, où tout semble possible : parties de poker, prostitution, beuveries, vente de drogues, etc… Alain chapeaute, avec la complicité de sa femme, un réseau de prostituées dont il a délégué les rênes à des truands locaux (chaque hôtel situé dans une grande ville possède son bar et son caïd qui s’occupe des filles de joie).

Quelqu’un découvre ces agissements et se met en tête de faire chanter le couple. Traite des blanches, trahison, dissimulation… Irène, à force de persuasion, finira par découvrir l’identité du maître chanteur et se chargera de régler le problème… ou du moins essaiera.

 

 

 

PROLOGUE

Les mains crispées sur le volant, collées au cuir brun, Irène tentait de repérer la voiture d’Isabelle à travers le rideau de pluie. Pas facile. De grosses gouttes éclataient contre le pare-brise, giclant et ruisselant sous les coups d’éponge des essuie-glaces. La nuit était opaque. Normal, à deux heures du matin, par un temps aussi maussade. Irène aurait préféré être au lit. Elle se serait endormie contre Alain, un bras en travers de son torse, jambes emmêlées. Elle aurait écouté son cœur battre, humé son odeur fauve, caressé le doux duvet de poils qui tapissaient sa poitrine. Bienheureuse langueur…

Au lieu de ça, elle pistait Isabelle Magnin dans son 4X4 qui empestait la poussière et l’essence. Pas encore eu le temps de l’emmener au garage. Rien ne pressait, bien sûr, la voiture roulait bien et Irène maîtrisait. Dix ans de rallye de compétition, ça vous forme une conductrice.

Fatigue et énervement malmenaient Irène. Les picotements dans ses jambes avaient repris, comme souvent lorsqu’elle était anxieuse. Il y avait toujours un instant de rémission, comme une pause entre deux tremblements de terre, puis cette désagréable sensation revenait, plus intense. Un verre de rhum lui aurait fait du bien. Encore un conditionnel. Pareil pour Isabelle. Si elle ne la rattrapait pas… Si cette garce menait son projet à terme… Irène sentit une bouffée de colère lui mordre la poitrine, compresser ses poumons, et elle ouvrit la fenêtre pour mieux respirer.

La pluie sentait l’automne.

Sur la droite, un panneau indiquait : Forel, 3 kilomètres. Le lac de Bret étirait sa silhouette noire et fantomatique en contrebas, derrière un mur de sapins. Nulle lumière à l’horizon. La population dormait, sourde et aveugle aux drames qui se jouaient ailleurs, parfois près de chez elle, souvent au coin du bois. Irène revit en accéléré le film de ces dernières semaines, les photos, les documents, ce chantage minable, ces trucages… La griffe de chat, les griffes plutôt, en gros-plan dans son esprit…

Une masse sombre se dessina tout à coup dans le faisceau de ses phares. Bloc erratique, carcasse éléphantesque… Une voiture, presque aussi imposante que la sienne. Surgis de l’ombre, des tentacules. La pluie tambourinait contre la vitre, gouttait par la fenêtre qu’Irène referma à l’instant où elle comprit que ces tentacules n’étaient que des bras. Humains. Elle planta sur les freins. Son 4X4 dérapa, elle redressa, relâcha la pédale des freins et s’immobilisa quelques mètres après la masse sombre. Le cœur dans la gorge. Sueurs froides. Elle détestait ces sensations. Où était le corps, avec ces tentacules ? L’avait-elle percuté ? Pas elle. Les courses sous la pluie, elle avait toujours adoré. Jamais elle n’avait touché quoi que ce soit.

Elle se retourna. Fouilla la nuit du regard, cherchant l’erreur, retenant son souffle pour ne pas faire de bruit. Réflexe idiot. Un coup contre la carrosserie. Irène sursauta, le palpitant à deux cents. Pourquoi avait-elle visionné Blair witch project, l’orphelinat, REC ? Ces films d’épouvante la hantaient maintenant, sous ce déluge, dans ce goudron nocturne, alors qu’un second coup retentit contre sa portière.

Irène alluma le plafonnier et abaissa sa vitre de dix centimètres.

Une femme au visage ruisselant la fixait. Son maquillage avait coulé, sa chevelure sombre était plaquée sur son crâne comme un bonnet informe. « Je suis en panne », déclara-t-elle d’une voix froissée par la pluie. Irène sursauta derechef. Malgré la pénombre, les intempéries et la mine défaite de son interlocutrice, le doute n’était pas permis : Isabelle Magnin venait se jeter dans la gueule de la louve.

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Enfumé et sombre. Le bar privé de l’hôtel Bolton, à Londres, se démarquait des établissements traditionnels pas son éclairage minimaliste et son mépris des lois. On y consommait de l’alcool, des cigares, on y jouait au poker des sommes faramineuses, on se payait des filles de joie, on y perdait la vie, parfois. Pareil dans les autres bars privés des hôtels Bolton de Miami, Paris, Amsterdam ou Rio. Une chaîne a cela de rassurant que les chambres, les halls d’accueil, le personnel (hormis, peut-être, la couleur de peau) est le même d’un pays à l’autre. Pas de raison que les bars privés échappent à cette logique. Ceux des hôtels Bolton ne trahissaient pas la règle.

Ce soir-là, dans le bar privé de l’hôtel Bolton de Londres, des hommes d’affaires côtoyaient quelques militaires, des hauts fonctionnaires, un médecin et deux écrivains en mal d’inspiration. On buvait du champagne, du whisky. Dans un coin, deux messieurs en bras de chemise jouaient au backgammon. Autour du plafonnier, la fumée des cigarettes se torsadait, planait tel un ectoplasme filamenteux.

- Mon roman est en panne, admit un des écrivains, petit et rondouillard, ses lunettes aux montures rouges en équilibre au bout de son nez.

- Je n’ai pas commencé le mien, déclara l’autre, grand et baraqué, cheveux courts, vêtu d’un pull à col roulé ; ces temps, je n’ai pas la tête à écrire.

- Mon personnage est dans une impasse… Je ne sais pas comment l’en faire sortir.

- Fais-le reculer.

- Non. Il est acculé et doit trouver un moyen de se tirer d’affaire sans battre en retraite. J’y pense tout le temps, vois-tu, et je piétine.

- Détends-toi, camarade, les soucis n’ont pas droit d’asile ici.

L’écrivain au col roulé héla une fille, au bar. Bustier de cuir, mini-jupe, talons hauts. Elle rejoignit les deux hommes, s’assit sur un accoudoir, se pencha pour embrasser l’homme aux lunettes rouges. « Je m’appelle Térésa, et toi ? » Une autre fille apparut, maigre, vêtue d’un jean et d’un top à manches un peu trop courtes. Ses cheveux noirs brillaient sous l’éclairage tamisé.

- Tu t’es coupée, Myriam ? s’étonna l’homme au col roulé, désignant une estafilade sur l’avant-bras de la pute.

- Ce n’est rien.

Elle tira brusquement sur la manche pour dissimuler la blessure.

- Quel est le programme ? demanda l’écrivain aux lunettes.

À l’abri des regards, répandu parmi les coussins d’une alcôve bleu nuit, un architecte de renom se faisait sucer par une fille aux longs cheveux d’or. La cravate sur l’épaule, les yeux mi-clos, il respirait doucement. Un glaçon craqua dans son verre d’alcool.

Un étage plus haut, dans une chambre décorée de velours, un type agenouillé, nu sur le lit aux draps frais, recevait les coups de boutoir d’un gode-ceinture qu’une fille aux seins menus avait fixé sur son pubis. À chaque mouvement, l’homme poussait un cri rauque, vibrant, et son visage se tordait dans une grimace de plaisir et de douleur confondus.

Aux toilettes, deux filles penchées sur le lavabo se placardaient les narines d’une poudre anti-déprime dont elles conservaient, bien au chaud dans leurs sacs à main, quelques pacsons rebondis. Une des filles éternua. « Fais gaffe, putain, s’énerva l’autre ; tu vas bousiller mon rail. »

Le bar privé de l’hôtel Bristol, à Londres ou ailleurs, ne fermait pas avant cinq heures du matin. De quoi offrir divertissements et débauche à tous les vampires du monde moderne et à leurs succubes.

II

 

Isabelle Magnin s’assit à la place du mort. Ses cheveux gouttaient sur le siège, sa veste de tailleur était trempée et son pantalon portait une déchirure au niveau de la cheville. Négligée, songea Irène en lui tendant une serviette éponge qui servait normalement à nettoyer les vitres. « Frictionnez-vous avec ce truc, je n’ai rien d’autre, malheureusement », dit-elle. Isabelle la remercia. Tandis que la voiture démarrait, elle se frotta le visage, s’épongea la chevelure, éternua.

- Je vais m’enrhumer, s’excusa-t-elle presque ; heureusement que vous êtes arrivée, sinon je serais morte de froid dans ma voiture.

- Début septembre, ça m’étonnerait.

- Je ne comprends pas, une panne d’essence, moi qui contrôle toujours le niveau, qui ne laisse rien au hasard…

Tu commets parfois des erreurs, ma belle, pensa Irène. Elle ricana intérieurement. Enclencha la troisième. Sa passagère sentait le chien mouillé et le parfum qui est en train de tourner.

- Le réservoir est peut-être troué, suggéra Irène ; je vous dépose où ?

- À Forel, si ça ne vous détourne pas trop.

- Ça me va. Vous n’avez pas essayé de téléphoner à votre mari ?

- Je suis célibataire.

- Un dépanneur, un ami, une copine, je ne sais pas…

- J’avais jeté mon cellulaire à l’arrière, je ne l’ai retrouvé que dix secondes avant votre arrivée. Vous voyez, il est éteint.

Irène considéra l’appareil d’un œil satisfait. Heureux hasard. Son plan aurait pu foirer, mais le destin avait remis l’opération sur les bons rails. Malgré cette panne imprévue, Isabelle n’avait contacté personne. Existait-il un dieu des homicides ? Durant ses études, Irène avait toujours été pitoyable en mythologie. Elle confondait les personnages, ne savait jamais qui était fils ou fille de qui, mélangeaient les légendes, lisait et relisait les noms pour mieux les oublier. Dans son souvenir, elle n’avait jamais entendu parler d’un dieu des assassins. Un Saint-Patron, alors ? Peu importe. Isabelle Magnin aurait pu appeler du secours, terminer son trajet à pied ou faire n’importe quoi d’autre, au lieu de quoi elle s’était replacée sur la bonne orbite.

Celle de sa perdition.

- Vous habitez dans le coin ? demanda Isabelle.

- Moudon. Je rentre d’une soirée très arrosée, j’espère que vous n’avez pas peur.

Les regards des deux femmes se rencontrèrent l’espace de quelques secondes. Isabelle, dont les cheveux humides frisaient et qui ressemblait maintenant à un clown triste au maquillage détruit, était à la merci d’Irène. Restait à déterminer la meilleure manière d’en finir en camouflant l’acte. Dommage que son plan initial, savamment étudié, ait foiré si bêtement. Mais elle trouverait une solution. Elle en trouvait toujours une. C’était une question de temps. Alain n’était pas tombé amoureux d’elle pour cela, supposait-elle, pas plus qu’il ne l’avait épousée pour cette seule qualité, cependant elle avait pesé dans la balance lorsqu’il lui avait proposé de devenir sa secrétaire personnelle. Irène aimait à le penser, en tous cas. Leur collaboration alliait efficacité et entregent. Le soutien mutuel en était la clé.

Depuis quelques semaines, surtout.

Depuis l’entrée en scène de cette garce qui, maintenant assise au sec dans le 4X4 d’Irène, se croyait tirée d’affaire. Une panne stupide. Une nuit opaque, la froide caresse du déluge… Bientôt elle retrouverait le moelleux confort de son logement. Irène l’imaginait meublé dans un style moderne, avec un canapé de cuir noir et blanc, une table basse en verre fumé, quelques bibelots design et peut-être un chat efflanqué – ce genre de race dont la beauté malingre séduit les ascètes – méditant derrière la fenêtre. Un intérieur cosy, comme on dit, coûteux aussi. Était-il possible qu’une femme comme Isabelle Magnin, journaliste reconnue par son milieu, puisse manquer d’argent ? Sinon, pourquoi se serait-elle lancée dans cet odieux chantage ? Pas par altruisme, quand même… Se pouvait-il que le sort d’une poignée de prostituées, issues des pays de l’Est pour la plupart – quelques-unes venaient d’Amérique du Sud –, au passé trouble et à l’avenir incertain, à l’humeur vénale, puisse susciter la compassion de quelqu’un ?

- Je ne me sens pas très bien.

- Pardon ? s’étonna Irène.

- Je suis un peu barbouillée, le stress je pense, si vous pouviez vous arrêter deux minutes.

- Pas de problème.

Irène rétrograda et stoppa sur le bas-côté. L’autre ouvrit la portière. Une bouffée d’air frais s’engouffra dans l’habitacle, pareille à une horde de sans-abri pénétrant dans un centre d’hébergement. L’occasion, peut-être. Irène balaya l’intérieur du regard, derrière elle, sous les sièges, dans le vide-poche, cherchant un objet contondant. Un grattoir à pare-brise. Le triangle de panne, plié dans son étui. Léger, pour un homicide. Elle entendit la journaliste tousser, se racler la gorge, tandis que la pluie frémissait en oblique sur le cuir de la voiture. Irène se pencha et claqua la portière.

- Ça va mieux ? demanda-t-elle quand Isabelle remonta à bord.

- Je crois, oui. L’air frais m’a fait du bien.

- Désolée pour la portière, il pleuvait sur les sièges.

Pourquoi se justifiait-elle ? Un bourreau se confond-il en formules de politesse avant de trancher la tête du condamné ? Elle tourna la clé de contact, démarra. Si les vitesses de son 4X4 passaient sans problème, la résolution du problème Magnin restait au point mort. La confondre n’avait pas été très compliqué – même si un détail aussi insignifiant qu’un morceau de griffe de chat l’avait mise sur la voie –, la mettre hors d’état de nuire nécessitait d’autres ressources.

Qu’Irène doutait de trouver.

Le mur de l’échec se dressait devant elle, gris et épais. Elle avait envie de le défoncer à coups de masse, d’éparpiller ses briques dans la terre molle. Elle détestait perdre. Et attendre. Le panneau de localité se dressa devant elle, pareil à un fantôme immobile. Forel. « Je vous dépose où ? » Isabelle lui indiqua une route, sur la gauche. Irène obliqua. L’autre venait d’allumer son cellulaire et semblait déchiffrer un texto ou un appel en absence. « Excusez-moi », dit-elle avant de composer un numéro et d’attendre, durant quelques secondes, que son interlocuteur décroche.

Pourquoi n’attendait-elle pas d’être chez elle pour téléphoner ? pesta mentalement Irène. Elle n’avait plus trop le choix : s’arranger pour qu’Isabelle l’invite à prendre un verre et agir sur place, en admettant qu’il n’y ait comme témoin pas plus que le chat dont elle avait imaginé la présence.

III

Alain embrassa sa maîtresse avant que la porte de l’ascenseur ne tire sa révérence, livrant accès au hall de l’hôtel.

- Zabou chérie, tu me manques déjà.

- Je te manque plus que ta femme, vraiment ?

- Oh, n’insiste pas, s’il te plaît.

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