TANT PIS POUR LES PIGEONS

nyckie-alause

Une vue picturale de ma ville au petit matin, presque en face de la cathédrale Saint-Pierre… Une belle ville, vraiment.

— C'est joli ce que tu peins, me dit-elle sans se rapprocher. Cette rue ressemble à ma ville.

Elle reste un peu en retrait, comme une ombre, dans l'angle mort de ma vision. Elle le répète deux fois. Avec des variations. De plus en plus bas, « C'est joli, ce que tu peins, on dirait bien ma ville. C'est joli, ça ressemble à la rue où je suis née… », en reculant d'un demi-pas pour forcer ma curiosité, pour que je me retourne.

Ma brosse fine, encore chargée d'ocre, plantée au creux de ma paume, cingle l'air dans mon mouvement rapide vers elle, y imprimant une rémanence vibrante.

Dans l'air de ce matin, strié de lumière horizontale et d'ombre brune, elle m'apparaît frêle, mouvante, comme dessinée à la hâte et, tournoyant sur elle-même, les ondulations de sa jupe rajoutent des courbes au paysage urbain.

— Bonjour !

J'accentue mon salut d'un geste théâtral du pinceau.

— Salut ! répond-elle d'une révérence, et sa jupe, qui tourne encore de sa volte, s'enroule, autonome, autour de ses jambes.

Le silence s'installe car, les questions que je pourrais poser se bousculent dans mon esprit. « Qui es-tu ? Quelle est ta ville ? Quelle est ta rue ? D'où sors-tu ? Où vas-tu ? Qui es-tu, une invention, un mirage ? »

Que fait cette presque-enfant, si tôt dans la ville, si tôt dans les rues, avec sa curiosité de gamine et son ombre de géante ? Ne pouvant en choisir une plus appropriée qu'une autre, toutes ces questions restent coincées au fond de ma gorge, y provoquant un épaississement que je chasse en toussant. Je me tais donc, bien décidé à reprendre ma toile où j'en étais resté et lui tourne le dos imaginant qu'elle va disparaître comme elle est apparue.

Quelques nouvelles touches d'ocre que je mêle peu à peu à du cyan sur ma palette, pour verdir la bordure de ce bâtiment d'angle qui, par l'incidence de la lumière de cette heure, vibre du reflet du jardin que l'on sait mais que, d'ici, je ne vois pas.

Et elle, à petits pas, sans se presser, s'approche à nouveau, prend un air inspiré, se campe à droite du chevalet, penche délicatement la tête, sourit, prend la pose.

— Je devrais être sur le tableau. Si j'y étais, tu comprendrais que je suis chez moi… tu n'aurais plus de doute.

Ses paroles, énigmatiques, interrompent mon élan créatif. Je pose le pinceau, en suspend depuis un moment, dans le récipient dont l'eau se teinte d'un nuage verdâtre, et je m'assieds sur le pliant. Je la regarde. Elle sourit toujours et son sourire aussi est une énigme. Je réfléchis. Elle le voit. Je réfléchis et j'hésite. « Sûr que mettre du vivant dans le paysage serait souhaitable et cette fille c'est quand même autre chose comme vivant que ces satanés pigeons qui descendent en planant du portail de la cathédrale, font du bruit, salissent ma ville ».

J'aime cette heure du matin, quand les rues sont propres et presque désertes, ce moment où les pigeons ne sont pas encore à l'affut. En général, ils apparaissent quand le gros du tableau est achevé et j'en rajoute quelques uns pour que le paysage soit moins minéral. Les murs, les pavés, les toitures, les piliers, les portails, de cette pierre claire et chaude que l'on trouve dans toute la vieille ville depuis le moyen-âge, rayonnent le matin de douceurs languedociennes.

— L'acrylique, ça sèche vite, dis-je à la jeune-fille en passant un doigt léger sur le tableau.

Je saisis un bâton de fusain, le plus fin, le plus aigu. Je le tends vers elle, vertical, comme pour la cacher ou prendre ses mesures

— D'accord. Mais je n'ai pas l'habitude de réaliser des personnages. Moi, vois-tu, c'est plutôt les paysages et, dans le registre des paysages, plutôt les paysages symétriques, en perspective, urbains, architecturaux…

Je la regarde encore et esquisse un premier trait, puis un second, ma main s'accélère, des traits qui tournoient. Elle reste immobile et pourtant, sous ma main, ce qui prend vie dans l'escalier qui mène à la cathédrale sur la gauche de la toile, c'est une spirale vivante.

— Mona, appelle une voix d'homme, ne traîne pas !

— Adieu ! crie-t-elle en s'engouffrant dans le passage étroit de la rue de Candolle pour rejoindre son père.

— Adieu ! crie-t-elle une seconde fois alors qu'elle a déjà disparu.

Pour la couleur, je vais me débrouiller. De l'ocre pour la peau. Du noir et du blanc pour la jupe. Du rouge vif pour les sandales et le ruban.

Tant pis pour les pigeons.

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