Tant qu’on n’oublie pas de nourrir le poisson rouge...

mademoiselleker

Tant qu’on n’oublie pas de nourrir le poisson rouge...

Synopsis :

Kelly n’attend rien de la vie. A tout juste 22 ans, elle décompte lentement les jours aux côtés de Léon, être mi-homme mi-larve qui après un mois d’utilisation intensive a déjà creusé un sillon dans le coussin droit du canapé tout neuf. Entre son job au Nems & Kebab et ses cours à la fac, Kelly n’a heureusement pas le temps d’aspirer à quoi que ce soit, si ce n’est à rentrer dans son petit appartement loué meublé de la rue des Acacias pour trouver autre chose à manger dans le frigo qu’un rouleau de Kebab aux champignons noirs.

Si vous comme moi, et ma tante Micheline (surtout), croirons que Kelly finira dans les bras de Gérald, son supérieur au Nems & Kebab, c’est que l’auteur aura bien joué son coup.

Car sur le bureau de son directeur de recherches, le dossier fraîchement remis par un autre étudiant fera de l’œil à Kelly. Après l’avoir glissé en douce entre son jean taille basse qui la boudine et son pull à grosses mailles XXL ayant appartenu à Léon avant qu’il ne perde 57 kilos, Kelly lira d’une traite le fameux document, coincé dans une rame de RER entre deux hommes à l’hygiène des plus suspectes. Sous le rigorisme de la forme universitaire de l’essai et l’ennuyeux propos pseudo intellectualisant, elle découvrira un penseur captivant. Un homme qui ne passe pas son temps devant la télé et qui ne sent pas le nem, ni le kebab d’ailleurs.

Kelly est tombée amoureuse. Début de la fin de l’histoire, le nouvel amour de Kelly restera à conquérir. Amoureuse d’un feuillet subtilisé dans un vieux bureau miteux du 6ème étage à la fac, elle le sera en fait d’un petit homme briochant à la calvitie précoce (sans doute à cause des lunettes), et qui s’avèrera être un personnage aussi loufoque qu’attachant, à toujours ramener les restes de pain du Resto U pour nourrir son poisson rouge.

Premières lignes :

Kelly était assise au bord du lit. Les jambes molles, l’esprit cotonneux elle reprenait son souffle. Kelly venait seulement de se réveiller. Léon ronflait à ses côtés, un léger filet de bave glissant lentement vers son oreille. Allongé sur le dos, les mains sur un ventre apparemment bien rempli aux vues de l’estomac proéminent, Léon revenait sans doute de chez sa mère qui avait encore dû le gaver de morue. A moins qu’elle n’ait cuisiné quelque chose de mangeable, sachant l’absence de Kelly.

Le réveil matin à affichage digital bleu – celui dont Léon rêvait et que Kelly lui avait offert à Noël – affichait 23h03. Kelly avait donc dormi toute la journée. Encore du temps de perdu. De gagner ? Car oui, il faut le dire, Kelly n’attendait rien de la vie. Elle ne voulait rien. Kelly attendait simplement que cela passe. Et cela passait effectivement, car lorsque Kelly reprit ses esprits, Léon frappait violement sur le réveil à affichage digital bleu qui s’égosillait depuis une minute. 7H01.

« Bordel Kiki, tu pouvais pas l’éteindre ? Bouge-toi un peu ! »

Sur ces bonnes paroles, comme chaque matin, Léon reprit sa position préférée, allongé sur le dos dans le lit d’où il pouvait atteindre la télécommande posée sur l’étagère en pin qu’il avait essayé de poser d’équerre lorsqu’il avait investi le petit studio au dessus de la superette du père Orlon. Le vieil Orlon, un sacré type qui, malgré ses 87 ans, tenait sa boutique d’une main de fer, et ne se plaignait jamais du volume sonore de la télé de Léon, beaucoup trop élevé selon les dires de Kelly. Quelle importance ? Le vieux était sourd et passait son temps à faire l’inventaire de tous les invendus qui resteraient à extraire de sa superette lorsqu’il aurait succombé à 77 années d’une alimentation essentiellement liquide et bien entendue alcoolisée.

« Tu as le bonjour de maman », marmonna Léon en contemplation devant le dos transparent de Kelly, toujours hésitante au bord du lit. Fixant le carrelage elle lui répondit de ne pas se sentir obligé.

« Obligé de quoi ? » Léon se rehaussa sur son oreiller, dans l’attente d’une réponse de sa doublette.

« Ne te sens pas obligé de lui dire que je lui passe le bonjour. Ne te sens pas obliger de me dire qu’elle me passe le bonjour. C’est faire insulte à notre intelligence, à ta mère, comme à moi ». Kelly était las. Elle avait la tête qui tournait. Les joints marrons du carrelage blanc-cassé se dédoublaient, se chevauchaient, jouaient à saute moutons, et même pour certain à cache-cache. Le souffle court Kelly se tut. Léon prit la télécommande et se mit à zapper de façon frénétique ajoutant : « Au fond, elle t’aime bien, va. »

Kelly se leva, la démarche mal assurée. La gorge sèche elle se dirigea douloureusement jusqu’au robinet de la kitchenette, à trois pas du lit. Elle l’ouvrit en grand, mit sa bouche dessous et but goulûment de longues minutes jusqu’à ce que son estomac ne commence à protester. Alors, Kelly se retourna face à un Léon qui ne l’avait pas lâchée du regard depuis qu’elle s’était levée, dans l’attente d’une réaction de sa part. Elle lui répondit alors : « C’est justement au fond que ta mère ne m’aime pas. Et ta mère est une femme intelligente, alors cesse de la prendre pour une idiote. »

Léon éteignit la télévision, le noir fut instantané dans le petit studio où pas un rayon de lumière ne filtrait de la rue pourtant violement éclairée avec ses néons et autres enseignes tapageuses. Kelly, que l’eau avait rassérénée, se lava et s’habilla dans le noir. Une fois prête elle sortit sur la pointe des pieds après avoir réchauffé le front de Léon de son haleine. Léon ne broncha pas, faisant semblant de dormir.

Le bus passait à 07h43. Kelly fit rapidement les quelques mètres qui séparaient l’appartement de Léon de l’arrêt de bus qu’il ne fallait absolument pas rater. Le bus suivant ne passerait qu’une heure plus tard et la jeune femme ne voulait pas se mettre en retard ou devoir empreinter la voiture de Lily, qu’elle avait délaissée depuis quelques semaines. Elle ne pouvait plus se placer derrière le volant sans se rappeler le chat noir aux yeux rougis par les phares. Celui qu’elle avait renversé un soir en allant travailler. La pauvre bête avait une belle plaque d’identification. Une de celles que les gamines obtiennent pour leur matou préféré après des semaines et des semaines de supplications. Une de celles qu’elle aurait aimé mettre un jour autour du coup d’un animal de compagnie qu’elle aurait cajolé, dorloté, et qui l’aurait réchauffée et écoutée. « Un animal de compagnie qui m’aime », soupira la jeune femme. Kelly avait ramassé la pauvre bête, et l’avait ensevelie quelques mètres plus loin, dans le petit bois qui bordait la route, sous un tas de feuilles. Elle lui, au préalable, enlevé la plaque d’identification qu’elle avait été glissée dans la boîte aux lettres à l’adresse indiquée. Un charmant petit pavillon dans une rue avoisinant le lieu du drame. Kelly n’en avait pas dormi pendant des nuits, pleurant la gamine qui désormais dormirait seule. Car Kelly, elle, ne dormait pas seule. Elle, elle avait son Léon.

Le bus était bondé. Kelly valida sa carte de transport réservée aux étudiants et alla s’asseoir là ou il restait une place assise, au fond du bus, dans la rotonde. Elle n’aimait pas s’y installer. La banquette en arc de cercle faisait se toucher les genoux des passagers assis côtes à côtes. Mais ce matin là, Kelly ne se sentait pas la force de rester debout. Il faisait une chaleur étouffante et la nausée que son accès de potomanie avait calmé revenait lentement. La jeune femme à sa gauche, légèrement vêtue d’une robe en popeline, exhalait un parfum lourd et capiteux. Kelly ne pu le supporter que quelques minutes. Lorsque la porte du bus s’ouvrit pour laisser descendre des passagers, à peine deux arrêts après celui où Kelly était montée, elle se précipita dehors à la recherche d’un oxygène non pré-respiré par quelques voisins de passage. Les joints marron du carrelage blanc-cassé du studio de Léon dansaient devant ses yeux. L’air frais du matin surprit ses poumons qui s’étaient fermés, réfractaires à l’air vicié du bus. Kelly fit quelques pas, chancelante, cherchant à retrouver une respiration normale. Elle était fatiguée, tellement las qu’elle s’assit sur le bord du trottoir ; une petite masse chiffonnée au bord de la route qu’empruntaient quelques centaines de personnes pour se rendre sur leur lieu de travail.

Son travail à Kelly, c’était ça :

-  Bonjour madame.

-  …

-  Un menu normal ou maxi ?

-  …

-  Comme boisson ?

-  …

-  Un dessert peut-être ?

-  …

-  Ce sera tout ?

-  …

-  30 euros et treize centimes, je vous prie.

-  …

-  Au plaisir de vous revoir au Nems & Kebab Madame ! Bonne journée !

Combien de fois Kelly avait-elle déjà débité cette rengaine ? Peu importait le chiffre. Un chiffre qui lui donnait le vertige, la bouche pâteuse et l’articulation difficile dès qu’elle se surprenait à y penser. Une fatigue intense s’emparait d’elle. Une fatigue telle qu’il lui était alors difficile et même insupportable d’échanger la moindre parole avec quiconque. D’où ce système économique. Cette rengaine bien huilée. Un système d’échange minimaliste qui permettait à Kelly de prendre les commandes derrière son comptoir et sa caisse enregistreuse, tout en pensant à autre chose. A quoi ? A tout, n’importe quoi, pourvu que ce tout ou ce n’importe quoi se trouve à des kilomètres du Nems & Kebab aux cuisines graisseuses, à l’arrière salle pourrie par les eaux croupies, et aux vestiaires infectés de cette crasse étalée par l’impressionnant turn over de jeunes filles qui venaient travailler là quelques semaines pour se faire un peu d’argent de poche, avant de repartir aussi vite qu’elles étaient venues.

D’où la nausée de Kelly. Sans doute.

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