Terreurs Nocturnes

rorodator

Dors bébé dors, ton petit papa est là.

3:43

Les chiffres luminescents scintillent dans le noir de ma chambre et narguent ma vue encore brouillée. C'est donc que j'ai les yeux ouverts. Quelque chose m'a tiré du songe moelleux dans lequel je me vautrais. Des tréfonds de mon âme où ma conscience s'était réfugiée remontent mes sensations. Ca y est, j'entends : Marion pleure. Encore.

Pour une jeune demoiselle de deux ans et demi, ma fille possède un organe vocal à la puissance et à la portée surprenantes; elle hurle à m'en estourbir le tympan. Son appel cependant est enregistré par mon être à un niveau viscéral, en un endroit qu'on ignore jusqu'à devenir parent et que seule notre progéniture sait atteindre. Ce cri ne me laisse aucun choix, c'est une convocation, il me faut me lever. Il en va de la survie de ma fille, de la mienne, et de celle de l'espèce humaine toute entière. Rien de moins.

Un pied après l'autre, prise de contact avec le sol. Je ne dois pas me précipiter, le réveil est brutal et la tête me tourne. Il ne faudrait pas qu'il m'arrive malheur à l'heure d'aller secourir ma fille. Finalement levé, je me dirige précautionneusement vers sa chambre d'où émanent toujours des stridulations désespérées. Je pousse la porte et pénètre dans son antre, évitant soigneusement de marcher sur la Barbie qui en protège l'accès et tente de m'entailler la plante des pieds.

La veilleuse dont les batteries s'amenuisent baigne la pièce d'une lueur chagrine; je n'ai pourtant pas besoin de plus de lumière pour savoir que le charmant minois de mon petit amour ruisselle de larmes, ni que ses petits membres s'agitent de manière désarticulée pour repousser quelque ennemi redoutable visible pour elle seule. Je vais pour la sortir de son lit à barreaux, mais mon dos rechigne à l'effort; c'est qu'elle grandit ma fille. Dans un premier temps elle ne me reconnaît pas; sans doute même me confond-elle avec le monstre de son cauchemar, car ses cris redoublent.

Ce qu'elle est en train de vivre porte un nom: terreur nocturne. De quoi pourrait-elle avoir peur, elle qui n'a jusqu'alors eu qu'un aperçu furtif de ce qui l'attend sur cette Terre ? Je n'en sais rien. Mais alors que je la sens trembler dans mes bras, je sais qu'elle est terrifiée, en proie à une peur qui semble venue du fond des âges, transmise de génération en génération, d'âme en âme, et ses pleurs torturés m'évoquent l'écho du premier cri du premier homme débarqué de l'Eden.

Ces pensées m'habitent tandis que je la berce tendrement et que je lui susurre à l'oreille ses comptines préférées; je ne lésine pas et déploie toute la diversité de mon répertoire. Ma voix se fait chaude et rassurante, une de mes mains caresse sa petite tête doucement, et nous oscillons doucement au tempo de mes incantations lénifiantes.

Je sens qu'elle revient à la conscience. Oui, elle a compris: papa est là. Ses cris deviennent gémissements puis ses gémissements hoquets, rapidement de plus en plus espacés. Sa respiration reprend un rythme normal, loin des halètements syncopés qui l'animaient jusqu'alors. Son corps, naturellement, se tend vers le mien pour en épouser la forme. Sa tête vient se poser au creux de mon épaule, un de ses bras passe autour de mon cou alors que sa main restée libre enserre un de mes pouces. Son petit être tout entier se blottit contre moi. Cette créature est un bijou, je me dois d'en être un écrin digne. Coeur à coeur, nous accordons nos violons pour jouer une même partition apaisante.

Je sais qu'il me faut la bercer jusqu'à ce que mon angelot soit pleinement rendormi. Le monstre est toujours là, il rôde sous la surface et n'attend qu'un instant d'inattention pour revenir hanter sa nuit. Il était de toutes façons impensable que je ferme cette parenthèse trop brusquement; sont-ils si nombreux, ces moments qui donnent envie d'arrêter le temps pour les immortaliser ? S'il fallait emporter quelque chose après que la grande faux sera passée, ne seraient-ce pas ces moments de pur abandon ?

Je devine qu'elle dort profondément: elle pèse désormais une tonne. Il me reste une opération délicate à accomplir, la faire passer de la position verticale à celle horizontale qui correspond mieux à l'inclinaison de son matelas. Sans brusquerie, avec force précautions, j'opère cette transition mille fois répétée avec l'aisance d'un expert. Remettant en place la literie, je ne peux m'empêcher de semer un dernier bisou paternel sur sa joue si douce. Puis, je reprends le chemin de ma couette en m'appliquant à éviter encore une fois cette Barbie diabolique et ses angles en plastique.


4:21

Retour dans mon lit. Les yeux grands ouverts, cette fois-ci, qui tentent vainement de percer l'insondable noirceur de ma tanière en quête du plafond. Ca c'est pour les yeux de la tête. Le regard intérieur s'est quant à lui évadé; il me mène par delà les cloisons de mon appartement pour une folle envolée. Stratosphère, mésosphère et autre ionosphère sont avalées comme un rien, je suis propulsé dans les espaces qu'on dit infinis, poussière d'atome au milieu du gigantisme étoilé. L'espace et le temps se confondent alors, et je ressens par les distances parcourues les temps écoulés, ces milliards d'années qui nous séparent de l'étincelle originelle, mais aussi ces milliards d'autres qui nous séparent de l'extinction de notre soleil et de la fin de notre galaxie…

Face à ces éternités infinies, je me sens tout aussi démuni que ma fille face à ses peurs; le papa rassurant a cédé la place au petit garçon en moi.


4:27

Aucun bruit ne vient plus rompre le calme sourd de ma chambre, aucune lumière ne vient perturber son obscurité sidérale. Je tangue et chavire d'astre en astre. Je me sens si petit dans ce paysage cosmique.

Dans ces moments-là je ne veux rien d'autre qu'un gros, un très gros câlin.

De ma maman.

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