Tête de mule

hamsterjovial

Tête de mule

Elle s'est plantée devant moi. Une minute, non, trente secondes, bon enfin un petit temps quoi, elle a juste dit : "Il paraît que t'es une vraie tête de mule toi." Et elle m'a claqué direct un gros baiser sur la bouche. C'était la première fille qui m'embrassait comme ça. Je me suis dit tout simplement : "Prends, ça peut pas faire de mal".

Je l'avais vue arriver de loin, la vue est dégagée ici. C'est pas les deux pauvres arbres d'Hector qui empiètent sur la ligne d'horizon. De toutes façons, le seul chemin qu'elle pouvait prendre avec sa deux chevaux orange et rose est au bout de la prairie, enfin, du côté où y'a pas les arbres. Dans le silence habituel, la succession de bruits m'a paru étrange : dernier toussotement d'un moteur qui s'arrête, portière qui s'ouvre en grinçant puis qui claque en faisant résonner la voiture comme un gong cassé.

Un pull couleur quelconque qu'elle n'aurait jamais pu fourguer même dans une brocante, n'arrivait pas à effacer la ligne de sa silhouette encore adolescente. Sa frimousse redonnait de l'éclat au soleil trop pâle du matin. Elle était vraiment jolie. Et il y avait un sourire sur ce visage là, comme je n'en avais pas vu depuis longtemps, en fait, comme je n'avais plus envie d'en voir depuis longtemps. Emporté par l'étrange apparition de la donzelle, je ne me suis même pas posé la question : "Qu'est-ce qu'elle vient faire là ?" Elle n'appartenait pas au monde des coincés de la raie que je fréquentais avant. Ça se voyait tout de suite rien qu'à sa queue de cheval. Mais elle ne ressemblait pas non plus aux campagnardes du coin. Je me suis dit en la voyant approcher que je n'allais pas regretter cette rencontre. Au bout du compte, je n'ai pas regretté.

Ça faisait près de deux mois que j'avais atterri dans ce trou. Et autant de temps où je n'avais croisé personne d'autre qu'Hector. Mine de rien, au fond de moi, ça commençait à faire long, même si c'était l'endroit idéal pour me permettre de vivre pleinement et tranquillement ma déprime.

C'est pas qu'il était chiant Hector, mais c'était le bon bouseux, le genre à pas pouvoir parler d'autre chose que de ses champs, ses arbres et du temps qu'il fera demain. Les premiers jours, ça m'avait un peu apaisé, je l'avoue. C'est l'effet cambrousse ça. On vit dans un univers où le stress se balade tellement en liberté qu'on ne le remarque même plus. Alors quand on arrive au calme... Mais cet état de grâce ne dure pas. Hector que j'avais trouvé, malgré moi, drôle en débarquant, avait fini par m'ennuyer avant de commencer tranquillement par m'habituer à son mode de vie lancinant. Les conversations qui, au début pouvaient être qualifiées de médiocres devenaient les questions essentielles de la vie, les seules qu'on a vraiment besoin de se poser finalement. La campagne vous apprend au moins ça, c'est le second effet cambrousse, caché sous le premier. Hector avait cette faculté d'aller à cet essentiel qui faisait son quotidien : "T'as à bouffer, il pleut pas. Alors ? De quoi te plains-tu ? Tes bagnoles et tes speakers te manquent ?"

Les speakers, pour Hector, c'était des hauts-parleurs. Pour éviter de trop longues soirées, les échanges avec mon compagnon tournant vite en rond, je lui avais parlé de ma vie d'avant. Mais le pauvre mélangeait tout. Il m'avait dit avec une fierté qui ne pouvait appartenir qu'à lui, que son plus grand voyage avait été l'autre bout du village à cinq kilomètres, un périple ! Alors c'est sûr que quand j'évoquais les caisses de luxe, les poulettes fringuées sur des talons et parfumées comme des chiottes, les tribunes qui hurlent ton nom, il était un peu paumé le campagnard.

Elle a débarqué au bon moment la donzelle. Parce que, je crois que j'étais en train de me tâter pour savoir si je n'allais pas entamer une petite grève de la faim, histoire d'en finir. Ma vie d'avant, je commençais à la radoter tous les soirs à Hector, comme pour me convaincre que ça ne valait plus le coup de continuer. Je ne sais pas pourquoi je ne lui avais pas encore parlé de ce jour où tout a basculé. Mais ça n'avait pas d'importance, il s'en foutait, lui, mes monologues autobiographiques avaient le pouvoir de l'endormir debout ! Pourtant, j'en connaissais, j'en avais vécu des trucs pas banals, des histoires...

Notamment, la dernière, celle qui m'a valu cet exil. Me battre avec cet empaqueté qui croyait que j'allais plier parce qu'il tenait un nerf de bœuf. Une tête d'imbécile sur un corps d'idiot, je ne voyais pas d'autre façon de le décrire. Au début, il pensait qu'il allait pouvoir m'imposer sa loi, mais il a vite déchanté le garçon. J'ai pas pour habitude de rester les deux pieds dans le même sabot. Avant la mémorable baston, il n'arrêtait pas de gueuler qu'il s'était fait rouler, qu'il n'avait pas acheté un étalon mais une vraie mule. La "mule", elle lui avait collé son sabot dans le bide, ça l'avait bien soulagée ! Lui, il n'avait pas vraiment apprécié.

Il n'avait qu'à s'en prendre à lui-même, Guy ne lui avait pas menti. Il l'avait prévenu. "Entre nous, ne l'achetez pas, il ne veut plus en jouer, il faut qu'on le laisse en paix, il ne peut plus courir." C'était vrai. Guy le savait bien, c'était le seul gars capable de lire dans mes pensées. Il me suffisait de le regarder et il me comprenait. Le seul jockey qui me donnait envie de me défoncer pour gagner. Il m'appelait "mon pote" ! Quand on courait ensemble, il avait juste à me glisser dans le creux de l'oreille : "On y va mon pote ?" et on se tapait toujours un sprint encore plus mémorable que celui de la semaine d'avant. C'était bien d'avoir un pote. Mais l'autre nullard n'a pas voulu l'entendre. Il disait qu'il saurait me mater. Il n'a pas réussi et il a fini, dégouté et dépité, par m'envoyer chez Hector. Il aurait dû accepter le proposition de l'ancien propriétaire, à savoir d'engager Guy comme jockey.

"Je n'ai pas besoin d'un jockey, ce n'est pas le premier cheval que j'achète." L'idiot.

Non, je ne voulais plus en jouer. Guy l'a su avant même que je ne le comprenne moi-même. Il m'a senti si triste, devant le box de départ dans lequel je ne pouvais pas entrer. Il est descendu, m'a regardé dans les yeux. Ce jour-là, je ne sais pas pourquoi, je ne le voyais pas aussi petit qu'à l'ordinaire. Il m'a dit : "Tu ne veux pas y aller, hein ?". J'ai baissé la tête. Une caresse. On est repartis vers les paddocks en marchant, l'un à côté de l'autre.

Une semaine avant, nous étions des idoles en devenir. De course en course, je m'affirmais. J'avais une rage de gagner qui me prenait de plus en plus fort à chaque départ. Sans vraiment savoir à quoi ça pouvait bien servir de terminer toujours premier, mais Guy et les propriétaires semblaient heureux, alors...

Jusqu'à cette course...

Ça se passait sur un hippodrome que je ne connaissais pas. Ce n'était pas important pour moi. L'arrivée est toujours au bout de la ligne droite. L'événement semblait important, l'ambiance était presque électrique. Je regardais autour de moi, il y avait beaucoup de monde, beaucoup de...

Je l'ai vue descendre de son van : un soleil avec un arc-en-ciel qui lui sert de châle. Sa robe brillait et dessinait dans l'air autour d'elle des volutes de couleurs féeriques. Nos regards se sont croisés, de loin, mais... Bref, le coup de foudre ! Guy tirait sur les rênes et avait toutes les peines du monde à me faire avancer. Je crois même que c'est moi qui le trainait vers elle. Bien sûr, il a tout de suite compris ce qui se passait.

"Tu la reverras, vous êtes dans la même course."

J'insistais. Et il m'a accordé un détour pour passer tout près d'elle.

 Si c'était à refaire, je crois quand même que je le referai. La vache, la ronflette que je me suis prise après ma connerie. Ils étaient tous autour de moi à gueuler comme des veaux. Guy essayait bien de me défendre, mais ses arguments ne pesaient pas vraiment lourds. Ce qu'ils me reprochaient, je m'en foutais complètement. A vrai dire, je m'en rappelais à peine. Pendant quelque instants, le monde autour de moi avait disparu. Il n'est jamais réapparu.

J'étais parti comme un boulet, histoire de faire mon frimeur. Son box de départ était assez proche du mien. La course était lancée. J'étais devant elle. Guy me glissait dans l'oreille des "C'est bien" mais contrairement à d'habitude, je ne les entendais pas. Je voulais savoir où elle en était. Et puis, je l'ai sentie, juste là, se rapprocher doucement à ma hauteur. J'étais à mon rythme, tranquille presque, je maitrisais la situation tout en redoutant l'instant où Guy me demanderait d'accélérer. Et c'est alors que ce parfum que j'avais croisé près du manège et qui m'avait embarqué vers nulle part, est venu me titiller l'odorat. C'était comme une demande délicate et timide : "Excusez-moi, je voudrais passer s'il vous plait."

Sur la cinquième haie, on a sauté ensemble, j'ai eu l'impression qu'on volait.

Quelque soit ma place dans une course, je la défendais toujours avec autant de hargne, mais sur l'instant, j'ai cherché vainement une bonne raison de ne pas m'écarter. Je venais de rencontrer celle à qui je ne dirai jamais non. "Prématurée comme réflexion, tu ne trouves pas ?" me dis-je. Je me suis entendu me répondre instantanément : "Non, c'est vraiment elle." J'ai ralenti un peu, je l'ai laissée me dépasser et me suis donc retrouvé juste derrière elle. Sa croupe qui ondulait comme les branches des arbres dans la brise m'a tourné les sens. Son parfum m'enrobait et je me sentais des ailes. Je ne savais pas si je devais continuer à faire le beau frimeur ou si le poli timide qui sommeillait en moi devait prendre les rênes. J'ai fermé les yeux pour m'imaginer seul avec elle. C'est à ce moment que le monde a disparu. Plus de bruits, plus de souffles courts, plus les cris idiots des parieurs qui pensent que ça nous fait avancer plus vite. Juste l'envie d'autre chose qui prend au ventre. Juste le désir d'un ailleurs, d'un temps suspendu...

Et là, comme un benêt, je me suis encastré tout droit dans la haie suivante. J'ai parfaitement exécuté une pirouette avec salto avant pour finir avec une très vilaine figure, les quatre fers en l'air. Je me suis relevé tout de suite. Elle ne s'était même pas retournée. Elle était déjà trop loin.

Il n'y avait pas besoin de me mettre un bonnet d'âne, j'en avais la dégaine tout naturellement. "Vraiment, quel... !" Je me suis dit qu'il valait mieux rentrer sans m'en rajouter. Je suis reparti doucement dans la direction où elle s'était éloignée, vers l'arrivée, en rigolant de ma connerie. Guy, couvert de terre, me courrait après avec l'air d'un gosse furieux parce qu'il a été poussé dans la boue et qu'il va se faire engueuler par sa mère alors qu'il n'y est pour rien. Ça hurlait tout autour de moi, mais je n'y prêtais pas la moindre attention. Je me demandais si elle avait gagné. J'imaginais qu'à notre prochaine rencontre, elle ne manquerait pas de me rappeler, en se moquant gentiment bien sûr, l'anecdote de la haie fatidique. J'ai souri en pensant que je n'aurai pas d'autre choix que l'attitude du poli timide.

Cent cinquante mètres plus loin, j'ai su brusquement que ce moment n'existerait jamais autrement que dans mes rêves. Derrière la dernière haie, l'attroupement autour de son corps allongé sur l'herbe a aspiré instantanément mon envie de vivre. Le temps s'était figé et avait décidé de m'abandonner sur place, englué dans l'angoisse, pétrifié dans l'instant horrible.

Sans le temps qui passe, que devient-on ?

"C'est le huit qui l'a faite tomber. Vous avez intérêt à déposer une réclamation."

Des cris. Deux jockeys dont personne ne s'occupe qui, ridicules, se battent comme des enfants.

"Appelez le véto, c'est urgent."

"Le vétérinaire bordel, appelez le vétérinaire !"

Elle a essayé de se relever, un hennissement qui taille les veines, et elle est retombée à terre.

J'ai voulu m'approcher d'elle, mais Guy m'a choppé avant que je ne puisse faire un pas.

"Allez, viens abruti."

Il était encore furieux de ma bévue, mais sa colère est retombée instantanément quand il a vu ce qui m'avait arrêté. Il a posé sa main sur moi et m'a presque tendrement dit : "Tu ne peux rien faire, viens." Je l'ai suivi. Le claquement du coup de feu qui a déchiré l'air quelques minutes plus tard m'a arraché le cœur. Et sans cœur, il n'y a plus d'envies...

Finalement, j'ai raconté cette histoire à Hector. Tout triste et compatissant, il s'est approché de moi et a posé sa grosse tête contre la mienne. Il était lourd l'animal, mais ça n'avait pas d'importance. Un autre effet cambrousse : quand on devient vraiment amis, y'a pas d'hypocrisie.

Collé contre mon gros, je me suis rappelé cet enfant qui passant devant mon box avait demandé en me regardant : "Maman, est-ce que ça pleure un cheval ?" Aujourd'hui, j'ai la réponse.

 Comme tous les matins depuis un mois, la deux pattes dérange le silence des bourdonnements ambiants. Quand le moteur s'arrête, toujours avec le même toussotement ridicule, ils semblent être partis bourdonner plus loin. Hector ne sort de son état éphémère de statue que lorsqu'ils réapparaissent dans son oreille, rassurants. Les yeux encore plus ronds qu'à l'ordinaire, il est drôle, il ressemble à une vache qui vient de voir passer un train.

J'aime ce moment de la journée, quand on part tous les deux, avec Inès, à travers les couleurs des champs, sous les arbres des bois environnants. J'ai parfois l'impression de retrouver les sensations que j'avais connu quand je courais avec Guy. Elle a la même façon, douce et tranquille de me demander qu'avait "mon pote". Comme si elle savait d'avance qu'avec ma tête de mule, je n'obéis pas, j'offre. Au fil des jours, elle me donne envie de … continuer.

Mais aujourd'hui, à la vue du van accroché derrière la boule orange et rose, je sens que je ne vais pas aller me balader comme d'habitude. J'avoue que je crains un peu qu'il ne me faille monter dedans. Le van lui-même semble avoir peur d'être trainé par la deux pattes d'Inès. Elle claque la portière, elle n'a toujours pas réussi à fourguer son pull dans une brocante. Pour la première fois, elle n'est pas seule. Le type qui l'accompagne ressemble, de loin, presque à un nain. Il ressemble à … C'est Guy.

Je le regarde approcher avec sa démarche de mini cow-boy. Mes yeux se remplissent d'émotion, un peu. Il se plante devant moi avec un grand sourire, me raconte des trucs que je ne pige pas. Guy sait déchiffrer la plupart de mes pensées dans mes yeux, mais n'a jamais compris que l'inverse n'était pas vrai. Combien de fois ai-je essayé de lui faire capter ça ? Il me parle de propriétaire, que j'appartiens à sa fille maintenant, qu'elle a fait des pieds et des mains pour convaincre le "Nullard" de me revendre. Bref, je ne comprends rien. Sauf...

"Alors mon pote, on y retourne ?"

Je penche la tête, surpris.

"Tous les deux, toi et moi."

Le père et la fille attendent ma réponse. Les deux ont le même regard. Je saisis maintenant. Tous les jours, au cours de la balade, Inès m'a stoppé devant un muret, en me disant :

"Quand tu voudras."

Est-ce que je veux ?

Je m'étais juré que je ne sauterai plus jamais une haie.

Hector s'approche. En bon percheron, entre deux bourdonnements qui font vibrer ses oreilles, il dit simplement :

"Où y'a des speakers, c'est là qu'est ta vie non ?"

  • excellent, bien construit et bien amené ... du suspense et des rebondissement ! Intelligent et drôle sans en avoir l'air !

    · Il y a environ 11 ans ·
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    woody

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