Tonnerre ou Trop de contact de nuit nuit et les hommes idoines

koss-ultane

     Tonnerre ou Trop de contact de nuit nuit et les hommes idoines

     “Garduca” et “Videlazoc”, nous mais je vous demande un peu, qui aurait pu savoir ? “Garduca” et “Videlazoc”… pfff… quelles morts… quels morts à la c.. !

     Notre traction gazogène, presque aussi fatiguée que nous, pointait enfin son museau à l’entrée du sentier. Gonflés, nous pavoisions un oriflamme à croix gammée. Pourtant aucun de nous n’était en uniforme ni ne parlait l’allemand mais Jean vociférait bien. Cela nous parut suffisant sous le coup de l’émotion de la fuite à travers la Seine et la Bourgogne occupées à se débattre avec une invasion de doryphores omnivores. Nous feintâmes ainsi les patrouilles sans en rencontrer aucune. A peine sur le chemin menant au camping municipal, je rendis son anonymat à notre petite auto en affalant les triangles rouges et noirs, honte et haine mélangées. Le ronronnement rauque du moteur et les gravillons qui crissaient grâce sous nos roues au pas alertèrent une ombre chinoise éberluée : “vous pouvez prendre à travers les parcelles, il n’y a personne” nous dit un préposé estomaqué d’avoir des vacanciers de guerre hors-saison. Nous nous garâmes le plus au fond sous les grands arbres en prenant en diagonal. Mal nous en prit, nous rebondîmes douloureusement une paire de fois. A la seconde où le moteur fut coupé, la nuit nous enveloppa. Nous détaillâmes les alentours puis nos visages émaciés soulignés de sourires pas encore détendus. Nous venions d’échapper à deux rafles et une chasse. Cette étape avant Meursault pouvait paraître incongrue mais nous y avions un contact, enfin, l’espérions-nous toujours, au cœur de la nuit, si quelque chose daignait enfin se dérouler comme planifié. Les bruits de la vie nocturne ne nous parvenaient pas portières fermées. Nous les ouvrîmes dans un concours de délicatesse et de fébrilité. Nous sortîmes tels des robots “métropolissons”, les jambes raides et les braguettes ouvertes dans la foulée vers les bosquets des parcelles attenantes. Soulagés de nos rus intimes s’infiltrant vers l’Armançon, rivière locale et voisine, nous revînmes les sourires plus francs et les démarches débarrassées de disgracieux genoux qui se touchent, les pieds en dedans. Mais la menace accentuait déjà son étreinte chaque seconde stérile écoulée.

     “Tonnerre”, le nom du patelin ne me rassurait guère. Paraît que c’était à cause de Jupiter qui y avait lancé un éclair. Jupiter, ça sent le Chleuh aussi ça, non ? Ville du chevalier d’Eon, espion et Janus des temps nouveaux, merci pour les présages. Mais ce qui était le plus étrange ici pour moi, c’était de savoir que le canal de Bourgogne sur notre droite nous surplombait d’une bonne demie douzaine de mètres et que l’on n’en voyait rien d’autre que son flanc végétal et ses volutes qui se rassemblaient pour constituer une brume paradoxale, opaque et éclairante à la fois. Cette blancheur décuplait le pâle rayon de lune après impôts qui peinait à esquisser les contours du monde et de ses choses. La saleté entretenue de notre véhicule l’empêchait de luire déraisonnablement au soleil de nuit. Allongés ou assis derrière les portières ouvertes, les cliquetis de refroidissement de notre monture nous semblaient indécents dans le silence relatif de cette fin de journée de tous les miracles. Balancé par un camarade puis vomi par un vasistas sur les toits parisiens au cœur d’une folle course poursuite alimentée par les bruits de bottes et vociférations de policiers et miliciens puis de Fridolins, j’ai battu tous mes records universitaires. Saut en longueur d’un toit à l’autre, saut en haut-le-cœur pour attraper une gouttière dont le piètre arrimage me sauva la vie au lieu de me la prendre. Tel un Harold Lloyd démaquillé, ce brave réceptacle des eaux de pluie m’avait descendu à petite vitesse sur le toit d’une maison deux étages plus bas dans une série de “chtonk ! chtonk ! chtonk !” de ses attaches cédant sous mon poids indécent droit vers le sol. Certes, j’y abandonnais un peu de viande mais surtout avais-je semé mes prédateurs. Un dégringolé de gamelles plus tard, je claudiquais anonyme sur un grand boulevard et m’affalais avec dix minutes d’avance sur la banquette arrière de la Citroën de mes deux seuls complices rescapés. Le réseau de résistance “kiss to the swamps”, comprenez “Bizot-Marey”, avait vécu et trépassé. Les douze et vingtième arrondissements de la capitale se libéreraient sans nous. Pour l’instant. Nous fûmes huit, trois seulement boucanaient encore. Nous sentions les braises du bûcher final dans tous les regards, toutes les attitudes de ces citadins qui nous encerclaient soudain au lieu de nous banaliser. La campagne et l’activation d’une stratégie de repli nous parurent salvatrices à coup sûr. Mais il n’y avait rien de plus voyant qu’une voiture fourrée aux trois hommes sans raison d’être là. Par pur désespoir et en rupture de plan, nous ramassâmes en catastrophe des brassées et des brassées de fleurs sauvages afin de constituer des bouquets d’alibis. En cet étonnant Tonnerre, Jean avait une vieille tantine qui perchait dans le quartier Saint-Pierre dans une maisonnette donnant sur le cimetière et serait notre point de chute désigné si on nous interrogeait un brin avant de nous expédier aux enfers quoiqu’il n’était plus très sûr qu’elle ne fût point déjà locataire du-dit ossuaire pluriséculaire.

     C’est dingue tous les coloris floraux qui existent dans la nature ! J’aurais jamais pensé. Côté embellissement d’intérieur on était blindé mais côté graille on était à court. D’une badine effrontée agrémentée d’un fil sans plomb et armée d’une épingle à nourrice sans appât, Jean fit trempette. Mais la nuit les poissons dorment. Si, si. Il revint en haussant les épaules. “J’aime pas le poiscaille de toute façon” sourit-il en deux chuchotis. “Armançon, mauvaise rivière et bon poisson” disait l’adage. Cela allait peut-être être l’inverse pour nous. Pas de ravito mais une tête à y piquer si jamais nous étions acculés par l’occupant ou ses vassaux. Les gargouillis de nos estomacs égayaient la routine sonore de cette nuit tonnerroise. Robert, le seul à avoir des bagages, enfin un, retrouva un biscuit du temps où il avait été militaire furtif. Parce qu’entre la drôle de guerre et le levé de bras devant l’ennemi victorieux, il n’avait pas même eu le temps de salir son uniforme. Déjà à l’époque de sa perception par le deuxième classe Bertaud, ce biscuit, et ses congénères, aurait pu servir à couper une viande récalcitrante et un séjour de seize mois dans un rangement de valise ne l’avait pas attendri. En voilà au moins un qui méritait son titre de résistant. Nous pouffâmes de la persévérance qu’il avait à ne pas s’humecter de nos salives respectives, chacun un tiers en bouche, ce n’était pas la nuit de la galoche garnie non plus. Il nous fit bien un quart d’heure avant déglutition. Evidemment nous pensions à nos cinq fantômes mais personne n’avait le cœur ou le courage d’aborder le sujet et de s’aventurer en des conjectures forcément morbides. A l’image de cette pâtisserie de cauchemar, nous optimisions tout : être ici, en vie, cachés, intacts, fourbus mais précis dans notre horaire et notre géographie. Fidèles au rendez-vous. Les rendez-vous : deux petits mots accolés que l’impératif rendaient mortels. Ces rencontres, qui avaient toutes des gueules de terminus tout le monde vous descend en ces temps d’occupation, m’avaient fait découvrir la tachycardie durant ces quelques foulées de bitume et poignées de secondes qui séparaient toujours le marcheur anonyme de l’acolyte désigné qu’un serrage de main ou un partage de banc public exposaient soudain à la vindicte de l’ennemi. Bref. Nous n’en étions plus là puisqu’en campagne, ô combien ! Cependant, tout dans ce décor inhabituel nous paraissait suspect, et tout compte fait plus bruyant, plus habité d’êtres invisibles et encore plus susceptibles de receler une panzer division là à quelques mètres.

     La paranoïa est Java. Pas la danse, l’île. Une langue de terre calorifique, esseulée de toute part, et surpeuplée d’étrangers bizarres en même temps qu’une étouffante jungle de solitude avec de loin en loin juste ce qu’il faut de trouées de ciel, comme des rappels, afin de rester conscient que, pendant ce temps, en plus d’être en souffrance, le soleil brille pour les autres. La paranoïa, cette bouée et cette enclume, ou quand le neutre et le banal n’existent plus, que l’offensif a éradiqué l’inoffensif et que “von untel” et “Herr quidam” sont des noms qui sonnent étrangement étrangers d’un coup.

     La fatigue nerveuse et physique, l’immobilité de la vigie et l’angoisse d’un rendez-vous crucial qui ne s’accomplissait pas me firent fixer une étoile qui parut s’éteindre à trop l’admirer. Ce regard dans le vide, universel dépensier de fragments dérobés de nos existences, venait de m’offrir mes premières secondes d’apesanteur depuis trois vies. Car j’ai été longuement commun, violemment occupé, puis piètre résistant, et maintenant, pour chasseurs allemands, gibier transhumant.

     Bertaud patientait mal, il regardait sa montre toutes les quinze secondes en soufflant le moins bruyamment possible. Nous commencions tous à penser à la même chose affreuse et terriblement compromettante. Fallait-il fuir vers la ligne de démarcation si notre contact s’était fait pincer par les Verts de gris, et allait nous donner sous la torture, ou bien attendre ? Nous étions invisibles depuis l’entrée du camping et le surplomb du canal de bourgogne à notre droite. Mais nous nous levâmes afin de nous assurer que le préposé municipal à la barrière était toujours en train de pioncer dans sa cahute à l’entrée. Puis nos trois paires d’yeux se posèrent machinalement sur les traces de pneus laissées par notre véhicule sur l’herbe hirsute des parcelles profanées. Nous nous dévisageâmes, incrédules. Ces salopes semblaient nous montrer du doigt. Depuis les airs elles devaient être immanquables. En relevant du pied la végétation devant nous, elle devenait presque indécelable. Nous commençâmes donc à remonter nos traces en direction de l’entrée juste après la rangée de douches d’inspiration troglodytique. Le point du jour venait d’allumer sa réveilleuse. Nous continuions tous les trois à démarcher à la Long John Silver en traînant une patte arrière chargée de rebrousser la flore blessée. D’un coup, nos pistolets sortirent comme frappe la vipère. Cela gémissait. Cela gargouillait un peu aussi. Nous nous étions accroupis. Le front haut mais le gazomètre en gelée, nous épiions nos alentours immédiats. Droit devant, à quelques mètres sur une autre parcelle, le sol était vert foncé plus au lieu d’être vert foncé moins. Nous nous déployâmes. Chacun sur un rectangle concomitant, nous illustrions par l’exemple le fameux mouvement en étau rendu célèbre, et lui avec, par les ennemis du nabot corse de merde. Une énorme découverte animalière nous attendait, un cocon ou une chenille frappé de gigantisme se tortillait à peine. Nous étions bons pour le Nobel des insectes. Ah… non… c’est un sac de couchage. Garni sinon habité. Il arborait, telle une écharpe de maire imprimée, deux de nos traces de pneus en travers de son milieu. Je ne pus m’empêcher d’être drôle :

     _ Faut pas rester là, m’sieur, soufflai-je soulagé.

     _ Ah… ah… ah…, chuinta une poitrine de chrysalide peu claire.

     Mon entrée en matière avait navré Chanet et distrait Bertaud qui gardait néanmoins son pistolet pointé sur la tête de l’insecte géant. Jean, notre pilote, se grattait la joue devant les deux magnifiques empruntes zébrées laissées par sa guimbarde. Le type étirait son menton vers moi. Je me baissais à bout touchant.

     _ Ah… ah… ah…

     _ Eh oui ! Ça pique, forcément. Quelle idée de s’allonger en plein milieu aussi ?!

     _ C’était pour être sûr qu’on ne le rate pas, résuma Jean.

     _ C’est fait, pouffa Bertaud.

     _ Ah… ah…

     _ Ça vous lance dans la poitrine ? demandai-je expert en dégâts des autos.

     Bertaud s’éloigna pour rire tout son soûl.

     _ Va plutôt demander où se trouve le médecin le plus proche à la feignasse de gardien, tonna Jean envers notre rieur, catastrophé d’avoir essuyé deux pneus sur notre contact. Bertaud obéit, une main devant la bouche, ployé tel un accent circonflexe vertical.

     _ Nous allons vous déposer devant la porte du meilleur médecin de la ville, tentai-je de rassurer l’aplati.

     Même s’il ne lui ouvre pas il pourra toujours parler boulot avec son paillasson, ne pus-je m’empêcher de penser.

     Bertaud, lèvres pincées, ramenait le gardien encore plus éberlué qu’ensuqué par sa courte nuit.

     _ Vous allez aller chercher le docteur le plus proche, gronda Jean.

     _ Mais je n’ai pas le droit de quitter le camping ! s’ébahit le proposé à rien foutre.

     _ Vous avez peur de quoi ? Qu’on vous le vole ?! Imbécile !

     Le type découvrit le flingue que Bertaud faisait inconsciemment tournoyer entre ses doigts. Il eut un hoquet de saisissement puis un sursaut en direction de sa cahute et enfourcha un vieux biclou qui avait connu Petit-Breton.

     _ Peut-être ne va-t-il pas revenir qu’avec un médecin, s’inquiéta Bertaud.

     _ On s’en fout, nous ne serons plus là de toute façon, clôtura Chanet.

     Plus le jour gagnait en lux plus notre journée s’enfonçait dans l’horreur. Nous devinions maintenant un peu le blanc des yeux exorbités du cassis humain. Sa poitrine sifflante nous vrillait le cœur. Jean partit démarrer la voiture. Je restais penché au-dessus de l’agonisant, fouillant son sac de couchage en tentant de ne surtout pas même l’effleurer. J’en retirais une carte ensanglantée. Je lui faisais les poches pendant qu’il me dévisageait d’un regard halluciné. Il paraissait hanté par quelque chose. La mort sans doute. J’y découvris un petit bout de papier avec un nom et un itinéraire succinct griffonnés d’une main malhabile. Ne sachant que faire pour soulager notre probable sauveur, je l’embrassai sur le front. Nous ne croisâmes personne et repartîmes comme nous étions venus mais à l’opposé. Plein sud. La “zone nono” nous tendait ses bras armés. Nous pavoisâmes encore jusqu’à l’approche du point de rendez-vous. A quelques dizaines de mètres de l’entrée d’un village frontalier de la zone libre, nous garâmes la voiture assassine puis nous marchâmes jusqu’à une maison isolée en surplomb. Je frappai à la porte. Un homme bourru m’ouvrit et nous détailla.

     _ Vous deviez être qu’deux ! s’étonna-t-il agressif.

     _ Ça change quoi ?! On ne vous demande ni le gîte ni le couvert, rétorquai-je mal aimable, encore traumatisé par cette agonie dont j’avais été le témoin millimétrique.

     _ Et vous êtes venus les mains dans les poches !? renchérit-il désagréablement ébaubi.

     _ Les poings dans les poches ! rectifia Bertaud que l’antipathique bonhomme inspira.

     Le mal embouché rentra dans sa masure, farfouilla dans son fourbi puis ressortit le berceau de ses bras hérissé de canons de mitraillettes et de fusils. Nous nous regardâmes et planquâmes encore un peu plus nos pistolets dans nos falzars. L’hospitalité à la française prévoyait-elle de la casse au point d’équiper systématiquement d’armes automatiques les personnes qu’elle convoyait de l’autre côté ? Le type marchait devant nous sur un étroit sentier, si ténu qu’il était inenvisageable par le non-initié.

     _ Nous savons où ils sont, ce ne sera pas long, y paraît qu’c’est une tête de réseau, me confia-t-il péremptoire.

     Nos sillons creusés à l’excès par l’harassement, ajoutés à nos airs renfrognés dopés par la perplexité de la situation, convainquirent notre guide que nous étions les hommes idoines. De légère et feutrée sa translation forestière glissa vers le tapinois puis le franchement vautré. Nous l’imitâmes à contrecœur, déjà courbatus par les massages gratis des ressors automobiles. Il sortit une paire de jumelles et me les passa. D’un doigt épais il me désigna une mésange. “Qu’est-ce que j’en ai à foutre !? J’ai pas fais ornithologie première langue” pensai-je. Derrière la ramure ailée se profilait un pavillon de chasse plutôt coquet. Pas de vie visible autour ni à l’intérieure. Soudain le type remonta ses sourcils quasiment jusqu’à la racine des cheveux. A côté de nous, en bout de rangée, Bertaud ronflait doucement, la joue déformée par son traversin mitraillette.

     _ Ah bah ! Il est pas traqueur votre ami ! s’offensa l’abruti.

     _ Non, il a des nerfs d’acier, coupa un Chanet auquel je passai les jumelles en même temps que mon sentiment, partagé, d’être pris pour d’autres.

     _ Comment allez-vous procéder ? s’enquit notre armurier d’un ton professoral.

     _ C’est pas vos oignons, tranchai-je, combien sont-ils ?

     _ Mais ?! On vous a pas dit ?! s’étrangla-t-il encore.

     _ Mais ça a pu changer depuis la dernière fois ! Part de flan ! cingla un Chanet, un poil contrarié de n’être d’évidence pas sur le chemin de la zone sud, sans quitter le pavillon de ses binoculaires mirettes.

     _ Ils sont quatre, répondit notre fumier de meneur, calmé.

     _ Seulement quatre !? Vous ne pouviez pas le faire vous-mêmes !? m’offusquai-je faussement.

     Le type rapetissa comme pour nous faire comprendre qu’un caractère acariâtre n’était en rien un gage de couilles au cul. Bien au contraire. Je tâtonnais toujours.

     _ A quoi marchent-ils ? m’aventurai-je sèchement.

     Notre guide me dévisagea, paniqué de ne pas saisir ma question. J’eus un regard de faux dépit rageur vers Chanet qui observait toujours la bâtisse et ses dépendances de vénerie. Bertaud ronflait de plus en plus fort.

     _ Qui fait quoi avec quelle arme ? relançai-je en feignant l’agacement paroxystique de l’enseignant atrabilaire interrogeant son huitième cancre du jour.

     _ Des… des… mitraillettes !… et des… des… des grenades ! Et des pistolets !, se rappela le fébrile.

     _ J’ai hâte de voir de grandes pointures, murmura Chanet.

     _ Ouais, des avec un réseau qui fonctionne, juste pour voir l’effet que ça fait, susurrai-je et me retins-je de pouffer en mordant mes lèvres.

     Chanet se retourna en s’appuyant sur un coude, prit une posture de général imbu, forçait sa voix pour couvrir Bertaud qui ronflait comme un sonneur désormais et questionnait l’autochtone en évitant de me regarder pendant que j’en étais à me mordre l’intérieur des joues.

     _ La “zone nono”, quelle distance et quel azimut ?

     _ Qui ? questionna notre passeur dépassé.

     _ La zone non occupée, quelle distance d’ici et quel azimut ? sur-articula lentement Chanet.

     _ Pour ? s’étonna notre maître-nageur qui brassait en potage et perdait pied.

     _ Parce que c’est une voie de repli naturelle pour eux, non ?

     _ Oui… oui… peut-être… deux cents mètres dans cette direction, désigna évasif un contact déconnecté totalement largué par les grands pros de la mort subite que nous étions à ses yeux de profanes.

     _ Il va falloir nous laisser maintenant. Nous retrouverons notre chemin, ne vous inquiétez pas, le rassurai-je en lui aérant son épaule farineuse de meunier d’une bourrade virile de haine à peine contenue.

     La face de rat discourtoise rampa à reculons et disparut bien vite en trébuchant plusieurs fois.

     La nature commençait à enregistrer des plaintes, donc nous réveillâmes Bertaud.

     _ Viens ma grosse poule, on a eu un coup de bol pas possible, lui dis-je.

     _ Ah. Où qu’est-y l’aut’ con ? bailla-t-il en s’étirant et se soulageant d’une roucoulade postérieure à donner des complexes à son traversin.

     _ On s’occupera de lui après la guerre, dit Chanet qui ne décollait plus des jumelles.

     Le plus incroyable dans cette histoire était que j’avais probablement embrassé un milicien sur le front. Si on m’avait dit cela le jour de la création de la milice, j’aurais interné une balle dans ma tête le sourire aux lèvres. Enfin, sur le front, il s’y passait tant de choses extraordinaires, ce ne devait pas être si compromettant après tout en temps de guerre.

     Nous débarquâmes prudemment aux abords du pavillon. La porte était ouverte. Les quatre hommes discutaient en se restaurant autour d’une grande table dans un vaste salon. Les pistolets dans les pantalons et les armes récemment perçues en bandoulière, nous entrâmes sans nous annoncer. Ils nous dévisagèrent posément. Des mitraillettes étaient garées à côté de chaque bol sur la table vernie. J’avais du mal à garder mon sérieux en leur exposant les faits.

     _ Figurez-vous qu’on nous a embauché pour vous tuer mais il y a eu maldonne, nous sommes des résistants, comme vous, du réseau “Bizot-Marey”…

     _ Enfin ce qu’il en reste, renchérit Chanet.

     Pendant quelques secondes, les types se jaugèrent, mutiques, les sourcils au plafond, puis éclatèrent de rire en même temps que nos abdomens d’une série de rafales absolument assourdissantes et mortelles. Nous étions donc bien des experts en mort subite mais nous ignorions qu’il s’agissait des nôtres. Nous nous affalâmes en éventail en bout de table et disparûmes de leur horizon et eux du nôtre. A ma gauche, Chanet mourut sur le coup. A ma droite, Bertaud eut quelques convulsions puis se tut les yeux fixés sur le néant. Les quatre types poursuivirent leur petit-déjeuner sans plus se préoccuper de nous. J’avais l’impression que l’on me chignolait le ventre pour me punaiser mieux au plancher. Je ne sentais plus mes jambes mais ma tripaille était incandescente. J’essayais de faire le moins de bruit possible, de retenir mes râles, de dompter ces brûlures insensées et perforantes avant de perdre connaissance.

     Nous avions donc bien roulé sur un contact qui n’était pas le nôtre mais n’en était pas moins résistant. Quoique poitrinaire. Et si on nous avait pris pour d’autres, nous n’en étions pas moins demeurés des maquisards aux yeux de notre farineux interlocuteur et guide. Antipathique n’est pas synonyme de justiciable et encore moins d’ennemi désigné, nous avions commis là un létal péché de manichéisme coupable car simpliste. Pléonasme. Et pourtant, l’époque était noire et blanche à bien des égards. Nous omîmes le gris. La paranoïa, encore elle, bannit très vite l’usage du nuancier.

     Jetés en trou plus que portés en terre par les quatre miliciens, Jean Chanet, Robert Bertaud et Amédée Chossini, cheville ouvrière à la retraite du mini réseau de résistance “Bizot-Marey”, fit le mort puis le fut très vite. Il pensa aux brassées de fleurs sauvages dans l’auto et se dit qu’en soixante-quatorze ans il n’avait jamais vu cela et regretta que le jeune Bertaud mourut le même jour que son grand-père Chanet. Allongé en vrac dans une fosse sommaire, un corps au-dessous, un corps au-dessus, il s’imaginait déjà se hissant à la seule force des bras en dehors du trou et rampant vers la rivière frontière mais expira avant même d’y arriver en pensée.

     Jour 242 : Les fuyards annoncés de Paris ont bien fait de ne pas se montrer. Trois types de la milice de la Seine ont déboulé et tué un gars puis sont repartis.

Garduca

     Jour 248 : Les hommes de main envoyés de la capitale, même à un de plus que prévu, n’ont pas pesé lourd face à notre nid de miliciens.

Videlazoc

     Jour 258 : Je viens d’apprendre que le mort d’il y a deux semaines était membre de notre réseau. Je n’en reviens pas d’avoir grillés ces miliciens avec leurs oriflammes. Décidément, il faut toujours se fier à son instinct.

Garduca

     “Videlazoc” et “Garduca” survécurent à la guerre et n’eurent pas même la curiosité de se rencontrer. Peut-être auraient-ils pu faire la lumière sur cette étrange affaire qui demeura dans l’ombre jusqu’à l’exhumation de trois corps aux abords d’un pavillon de chasse perdu en forêt en dix-neuf-cent-soixante-six ? Mais comment les en blâmer ? Qui aurait pu gagner au jeu des sept familles avec une “VIgie DE LA Zone OCcupée et un GARdien DU Camping”.

     Se prendre pour un autre, parfois le plus délicieux des rêves, la plus terrible des compromissions, la sordide imposture d’une vie d’hypothèques. Etre spontanément antipathique à quelqu’un ne fait pas de vous un salaud dans l’instant, pourquoi l’inverse est-il si difficile à admettre ?

     Il y a décidément trop de centres dans cet univers pour que l’humanité s’en sorte.

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