Un monde de foot

rorodator

Où je décris avec une économie de mots stupéfiante combien l'époque me désespère

J'ai toujours été féru de jeux video et ai toujours apprécié le foot - en tant que pratiquant d'abord, avant le franchissement du quintal, en tant que téléspectateur par la suite. Quoi d'étonnant à ce que j'aie toujours aimé les jeux videos de foot ? Rien, vraiment rien.

Ma première expérience video-ludique footballistique remonte à ma prime jeunesse. C'était l'époque des premiers micro-ordinateurs, des machines dix fois grosses comme le plus énorme des smartphones actuels et à peine plus puissantes qu'une cuillère à soupe. Mon ordinateur à moi pouvait péniblement afficher huit couleurs - couleurs inutiles car je l'avais connecté à un téléviseur noir et blanc - et proposait une finesse graphique inédite… pour son temps.

J'en ai passé des heures sur ce jeu. Il opposait deux équipes (comme au foot) composées de trois membres chacune (comme à la pelote basque) : un gardien et deux joueurs de champ. Tous étaient strictement identiques, au point qu'on pensait assister aux amusements champêtres d'une fratrie de sextuplés. Leur gestuelle évoquait les soubresauts épileptiques d'un parkinson en fin de vie. Je vous passerai la description de la physique du ballon, propre à faire se retourner le vieil Newton dans sa tombe. L'intelligence artificielle de l'adversaire en silicium était proche du zéro absolu, si bien que la même action répétée inlassablement, se concluant par un tir du milieu de terrain, trompait immanquablement la vigilance du gardien adverse ! «Une vraie parodie de football» aurait ânonné le vieux Thierry, s'il avait eu à commenter un des ces premiers affrontements virtuels. Et pourtant, on s'amusait.

Lâchant les ordinateurs pour certaines activités de plein air, je ne mouillai à nouveau le maillot électronique qu'une dizaine d'années plus tard, pour l'avènement de la première playstation. Le choc fut enivrant ! Le fossé technologique, qui séparait le jeu de mon souvenir à ce premier FIFA, correspondait à peu près à celui séparant la marche à quatre pattes du voyage spatio-temporel. Incroyable. Deux équipes sur le terrain, au grand complet. Les vraies équipes du vrai monde, composées des vrais joueurs. Zidane vu de haut, calvitie naissante crânement affichée, pieds magiques, rapide comme un tracteur : on y était ! Pendant que se déroulait le jeu, la bande son jouait fidèlement les chants des supporteurs, tandis que les commentateurs ponctuaient les actions de leurs remarques pertinentes - disons, au moins autant que les vrais. Les concepteurs offraient des possibilités combinatoires nouvelles, de sorte que chaque match était différent du précédent. Une véritable révolution je vous dis !

La puissance des machines augmentant sans cesse, le talent des développeurs s'aiguisant, la course au réalisme fut lancée. Physique et dynamique du ballon devinrent enfin crédibles : non seulement celui-ci se déplaçait et rebondissait de manière naturelle, mais il pouvait  aussi tourner sur lui-même. Les joueurs furent de mieux en mieux modélisés, au point qu'on pouvait exécuter des petits ponts. Oui, vous avez bien lu, des petits ponts ! Les joueurs n'étaient plus représentés par des cubes se déplaçant par lévitation, mais bien par un avatar anthropomorphe doté de deux jambes distinctes ! La folie !

L'environnement du jeu lui aussi n'a cessé de se perfectionner. Les plus grands stades du monde sont désormais reproduits avec une fidélité absolue. Les supporteurs numériques chantent et soutiennent les équipes en jeu en reprenant les choeurs de leurs homologues réels. L'arbitre fait son apparition sur le terrain, pour le plaisir des yeux, mais sanctionne comme un grand ceux qui outrepassent le règlement. On s'y croirait. Et on s'amuse, des étoiles dans les yeux, comme des gosses.


Tandis que la technologie allait bon train, le monde du football professionnel évoluait également. Les clubs devenaient des entreprises multinationales cotées en bourse, les joueurs se transformaient en super stars mégalomanes aux salaires mirobolants, et les compétitions s'étoffaient pour offrir toujours plus de contenu aux fans éperdus et sponsors alléchés.

Il ne faut pas s'y tromper, le football moderne a remplacé les jeux du cirque. Le spectacle est partout, sur le terrain comme en tribunes. Les affrontements déchainent les passions et souvent le résultat d'un match est l'information principale d'un journal télévisé.

Petit à petit, le sport a perdu ses repères au bénéfice de ce show permanent. Et ses valeurs. Un des aspects du football moderne qui me surprend le plus est le manque de respect total qu'ont les joueurs pour les règles en général, et pour les arbitres en particulier. Moi qui suis un fidèle téléspectateur, certes avachi mais tout de même, des sports de tout crin, je peux vous l'affirmer : il n'y a que dans le foot que l'on peut observer une telle dérive. Les joueurs se tirent par le maillot, par le short, se mettent des coups, demandent la touche alors qu'ils ont seuls poussé le ballon hors du terrain sans un adversaire à moins de cinq mètres, simulent pour obtenir une faute, hurlent sur l'arbitre, intimident l'arbitre, agonissent l'arbitre… Arbitre qui réagit en général assez mollement, peut-être pour répondre aux nécessités marketing imposées par le dieu Entertainment.

Pour bien voir à quel point cette situation est ridicule, tentons de la calquer sur d'autres sports. Si vous vous en foutez, moi ça me fait rire. Et un bon rire, ça vaut un steak.


Finale du 100m, Jeux Olympiques, Rio 2016. Bolt, comme souvent, est le grandissime favori. Normal, il est sans égal, et court simplement plus vite que les autres. Par un accident heureux, les Français Lemaître et Vicaut sont également de cette finale. Et ils ont un plan. Pour apporter une médaille à leur nation, l'un va se sacrifier au profit de l'autre. Le kamikaze sera Lemaître, un peu moins rapide cette saison que son jeune compatriote. Les coureurs sont sur la ligne de départ, en attente des ordres du starter, prostrés dans les starting-blocks. Sauf Lemaître qui a la tête levée et garde Bolt en point de mire. Il sait qu'il va lui falloir agir vite, avant que l'infernale locomotive ne lâche pleinement les chevaux.

On your marks. Get set. Go !

Alors que la détonation résonne encore dans le stade, Lemaître bondit, démarre comme une bombe. Il part perpendiculairement à son couloir et franchit les deux lignes qui le séparent de Bolt. Tentant fièrement sa chance, il se jette les deux pieds en avant sous les pas du Jamaïcain fameux. Lancé à pleine vitesse, l'homme le plus rapide du monde ne peut rien faire pour éviter son adversaire, d'autant que, naïf qu'il est, il n'a même pas senti le coup venir. S'ensuit une chute des plus désastreuses qui, bien sûr, lui interdit de finir la course. Vicaut réalise le sprint de sa vie et finit deuxième : il offre une breloque argentée à la France. En effet, malgré l'incident, le résultat de la course est validé, ceux qui ont pu aller à son terme n'étant pour rien dans ces péripéties. Bolt termine sa carrière olympique sur cette pantalonnade. Lemaître sera dûment châtié et devra  en pénitence jouer un air de pipeau médiatique.


Finale de Roland-Garros 2006. Pour la première fois depuis longtemps, Federer arrive à tenir tête à Nadal. Il fait mieux que cela en fait, puisqu'il vient de réaliser un premier set parfait et asphyxie  pour l'heure le majorquin peu habitué à se faire ainsi malmener sur son terrain préféré.

Début de la deuxième manche, donc. Nadal est à l'engagement. L'arbitre, sachant que Rafa doit satisfaire un certain rituel constitué de tics en tous genres avant de servir, a le regard perdu en l'air à la recherche d'une mouche rigolote. D'un coup, d'un seul, on le ramène à la réalité. Le public gronde, la foule trépigne ! Il découvre Nadal étendu au sol, roulant sur lui-même sur plusieurs mètres. Que s'est-il passé demande-t-on ? A grand peine, l'Espagnol se relève et accuse Federer, alors immobile de l'autre côté du court, de l'avoir poussé dans le dos en lui faisant un croc en jambe. L'arbitre n'a rien vu et n'a bien sûr pas le droit de vérifier l'accusation à la video, malgré la dizaine de caméras qui peuplent les abords du court; cela serait bien trop moderne et ouvrirait trop peu la porte aux nécessaires polémiques. Dans le doute, conscient que le mal existe en ce bas monde, l'arbitre colle un avertissement à Federer pour comportement anti-sportif.


Deux heures plus tard. Les joueurs sont assis et jouissent de la minute trente de repos réglementaire entre deux jeux. Nadal vient d'empocher le troisième set et file désormais vers la victoire. Ses coups font plus mal, le début de partie est oublié, et l'issue semble maintenant connue. Pour s'en convaincre, il suffit de voir l'arbitre qui, las de chercher une mouche amusante, a le regard perdu dans les tribunes VIP qui lui font face, tout à la contemplation des mannequins aux longues jambes qui les peuplent. Le public est distrait et passe le temps en épluchant les premiers rangs à la recherche des personnalités qui ont honoré l'événement de leur présence.

Federer, lui, fulmine. Il sait que le match lui échappe, qu'il en a perdu les rênes lors du pantomime de son adversaire. Encore une finale de Roland-Garros qui lui file entre les doigts. C'est pas possible. J'écrase tous mes adversaires sur tous les terrains du monde et l'autre là, à chaque fois qu'on joue ici, il me piétine. C'est pas juste.

Un plan, audacieux, émerge des tréfonds de sa frustration. L'arbitre, distraitement, signifie la reprise du jeu. Les hommes délaissent leurs chaises pour reprendre leur afffrontement. Au moment où ils se croisent, profitant de l'ambiance délétère du moment, Federer envoie sa raquette en un coup droit sans retenue dans le tibia gauche de son adversaire. Ce dernier s'écroule dans un hurlement à réveiller les morts, tandis que lui poursuit son chemin sans s'émouvoir.

Une fois encore, l'arbitre ne sort de sa torpeur que pour constater les dégâts. Une rapide analyse de la situation lui permet de tirer ses conclusions. Puisqu'aucun raisonnement rationnel n'explique  pourquoi Nadal hurle ainsi à poumons déployés, recroquevillé en position fœtale au pied de sa chaise, fracture ouverte exposée, c'est bien qu'il simule ! Rafa prend à son tour un avertissement, bien mérité.


Amusant de constater comme il est difficile de coller les dérives du football sur les autres sports, non ?


Les commentateurs sportifs ont apporté leur touche à l'absurde en inventant la notion de « faute intelligente » autrement nommée « faute tactique ». Qu'est-ce qu'une faute intelligente ? Je vais vous l'expliquer, c'est vraiment très simple. Vous êtes le dernier défenseur de votre équipe et l'attaquant adverse vient de vous enrhumer. Il part alors à fond de train vers votre but, balle au pied, et va engager un un-contre-un avec votre gardien dont il a de fortes chances de sortir vainqueur. Alors, faites une faute intelligente : courez comme un dératé vers lui tant qu'il est temps, par l'arrière bien sûr puisqu'il vous a humilié par son dribble, et tentez toute action légale ou non pour stopper sa course. Vous pouvez le ceinturer, le tacler, lui tirer le maillot ou le short, lui lancer des pierres… Tout compte fait, le coup des pierres, ce serait quand même inédit. Si vous arrivez à le faire choir avant qu'il n'ait pu conclure son action, les commentateurs qualifieront votre geste de faute intelligente, puisqu'en envoyant votre adversaire à l'infirmerie vous aurez gardé votre but inviolé. Peut-être recevrez-vous les félicitations des membres de votre équipe, doublées d'une prime versée par votre président.

On qualifie de nos jours d'intelligent un acte profondément anti-sportif, en totale contradiction avec les valeurs que le sport devrait représenter.


Laissons-nous aller à imaginer les entraînements modernes des équipes professionnelles. Une partie, inévitablement, reste consacrée au jeu historique, à base de déplacements élégants et de jeu avec un ballon. Un deuxième temps doit être consacré aux exercices acrobatiques, durant lesquels les joueurs perfectionnent roulades, plongeons et autre cascades du même type, pour crédibiliser leurs simulations. Le tout se termine dans le dojo, où nos sportifs préférés étudient les prises essentielles pour s'exercer à sauver l'équipe d'un score défavorable par la grâce d'un ippon dévastateur.


Vous pensez que j'en ai fini ? Que nenni ! Il reste un aspect du show footbalistique qui a encore échappé à cette fine analyse : les célébrations des buts, qui sont désormais également travaillées à l'entrainement et impliquent généralement le buteur ainsi que certains de ses collègues. La célébration peut être simple et élégante : le buteur se contentera d'enlever son maillot, d'effectuer trois tours de stade torse nu, dans un sprint fou, tout en tirant la langue au public. Elle peut également être émouvante : si, par exemple, le buteur est père de fraîche date, il évoquera sa progéniture en suçant son pouce ou en berçant un nourrisson imaginaire. De même, s'il se remet juste d'une gastro sévère, le joueur inspiré célèbrera sa réalisation en s'accroupissant et en se tenant le bas ventre. Parfois l'équipe est tellement heureuse que la célébration est collective : il n'est pas rare d'assister à une samba festive après un but. Je me souviens même  de la première fois où j'ai vu six joueurs à quatre pattes, se tenant par les pieds, en train de faire la chenille pour commémorer un but. J'ai longtemps songé à arrêter de boire pendant les retransmissions après cette découverte.

Enfin, qui n'a pas été horrifié par ce joueur du Paris Saint-Germain version Qatar, attaquant international de renom, qui exulte en invectivant le public, babines retroussées et hurlement primaire à la clé, après avoir mis un pénalty….. alors que le score était déjà de 7 à 0 pour son équipe, qui jouait contre un adversaire en perdition !


Entre jeu anti-sportif et comportements à peine adolescents, le spectacle offert par le football professionnel tient de plus en plus du guignol… On a envie de leur donner du bâton.


Je résume : j'adore les jeux video de foot et le spectacle du foot à la télé est de plus en plus navrant. Et alors ? C'est tout ?


Non. Je voulais pousser une dernière gueulante. La seule raison qui m'oblige à la ramener, en fait.


Les concepteurs de simulations footbalistiques virtuelles, voulant pousser toujours plus loin le réalisme de leur création, modélisent désormais tout comme en vrai. Vous pouvez donc simuler une faute. Entraver un joueur trop rapide. Les animations ponctuant les temps morts du match vous rappellent la triste réalité : joueurs hurlant sur l'arbitre, réclamant des fautes imaginaires, s'emparant de cette balle qui devrait pourtant être abandonnée à l'adversaire.

Le coup de pied dans les parties génitales ou l'attaque à la carotide sont bien sûr déjà disponibles dans le jeu, mais nécessitent une agilité, paddle en main, que peu possèdent; un peu de dignité que diable, n'allons pas jusqu'à promouvoir les actes de barbarie, il s'agit d'un jeu de foot après  tout !


Les consoles de salon ont une puissance toujours plus époustouflantes. Les développeurs savent en pousser les performances dans leurs limites extrêmes. Le jeu reproduit de manière fidèle une retransmission télé, au point qu'on parle de photoréalisme. Tout contribuerait à offrir le joyau définitif de l'univers videoludique.


C'eut été bien mal connaître l'Homme Moderne et son attirance pour le médiocre.

  • Je comprends mieux pourquoi le monde du foot ne tourne plus rond. Et si les développeurs de ces jeux vidéos avaient l'idée saugrenue de remplacer le ballon rond par un ballon carré, c'est sûr que ça partirait encore plus dans tous les sens. Très bonne chronique qui va droit au but !

    · Il y a plus de 7 ans ·
    479860267

    erge

  • Excellent ! :) le constat est pathétique et déprimant, mais c'est bien dit ! :)

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Ananas

    carouille

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