Un train des rails

gam

Un hall de gare, où deux femmes se retrouvent, où un homme les rejoint.

Un improbable trio, fardé d'un louche et singulier pathos.

Un jeu d'apparences trop sanguin pour échapper au grotesque.

Un conte aux règles déroutantes pour les protagonistes eux-mêmes.

UN TRAIN DES RAILS
 

ACTE I

 

1.

 

Une voiture s’éloigne. Agathe entre dans le hall. Louise berce un landau, lentement.

Louise

Le prochain vient de partir.

Agathe

Qu’est-ce que vous dites ?

Louise

Le prochain train. Il est derrière vous. C’est raté, on le voit s’éloigner.

Agathe

C’est le train de 21h37 ?

Louise

Oui. Il est passé un peu plus tôt. Il a regardé, n’a rien vu. Il s’est enfui aussitôt après.

Agathe

Vous êtes sûre ? Je ne comprends pas, vous devez vous tromper. Ils n’ont pas le droit de partir en avance. C’est absurde. Je vais attendre. Le quart est à peine passé.

Louise

Le train aussi.

Agathe

Le quart d’heure.

Louise

Evidemment. Parfois, les retardataires préfèrent se mentir. Je vous dis, moi, que le train est parti et que votre car vous a déposée trop tard. Vous n’êtes pas d’ici ?

Agathe

J’étais en visite.

Louise

Etrangère ?

Agathe

En visite. Vous attendez le prochain train ? Pourquoi vous n’avez pas pris celui-là puisque vous étiez à l’heure et même en avance ?

Louise

Le petit a pleuré. J’ai essayé de le calmer, mais rien n’y faisait. L’odeur des fumées, sans doute. Le bruit des rails.

Agathe

Il ne sera pas moindre au prochain passage.

Louise

Je sais bien. Mais en attendant, il ne pleure pas et le regarder dormir m’apaise. Alors, le train… Vous n’avez pas de bagages.

Agathe

On ne peut rien vous cacher.

Louise

J’ai vu que vous n’aviez pas de bagages à votre façon de dire que vous étiez en visite. Les gens en visite ne s’attardent jamais, qu’ils visitent des malades ou des bien portants. C’est autre chose que des vacances ou des congés. C’est autre chose que l’escapade du week-end. Ce n’est pas pareil, la visite.

Agathe

Vous avez du feu ?

Louise

Vous fumez ?

Agathe

Seulement si vous avez du feu.

Louise

Alors, vous êtes non-fumeuse. Vous devriez boire un verre d’eau, à la place. L’odeur de vos doigts, de votre bouche et de votre cercueil en serait changée. Je plaisante.

Agathe

Vous avez de l’eau…

Louise

Tenez.

Agathe (après une gorgée)

Je ne comprends pas. Les horaires sont faits pour être respectés. C’est la première fois qu’un train part en avance. Je persiste à croire que vous avez vu le mauvais train. Le mien sera là dans vingt minutes.

Louise

Il fait une chaleur épouvantable, vous ne trouvez pas ?

Agathe

Je suis frileuse. Je crève de froid jusqu’à la plage, au mois d’août. Lorsque pour la plupart, il fait lourd, il fait juste bon.

Louise

Mes vêtements sont humides, sur moi. Je me sens sale et vieille. Comme un fossile à marée basse. Mes cuisses se frottent l’une à l’autre, lubrifiées par ma sueur. Remarquez, c’est un dégoût agréable. Comme lorsque je me force, sur mes toilettes, en plein été. Vous aimez votre odeur, vous ?

Agathe

Je n’ai pas d’odeur.

Un bruit de train roulant à vive allure retentit à proximité, puis s’éloigne.

Agathe

C’est votre bébé ?

Louise

Oui. C’est un petit garçon de deux mois et demi. Il est comme vous, frileux et fade à sentir.

Agathe

Comment s’appelle-t-il ?

Louise

J’hésite. Damien, c’est joli. Ou Jean, simplement. Je pense que je lui demanderai son avis.

Agathe

Et sur ses papiers ? Qu’est-ce que vous avez déclaré à sa naissance ? Un enfant ne reste pas sans prénom jusqu’à l’âge de raison.

Louise

J’ai mis Trois. Comme le chiffre. Il y en a eu deux avant lui, ça s’imposait. Vous avez des enfants ?

Agathe

Trois, ce n’est pas un prénom. Appeler votre enfant Trois parce que c’est le troisième, c’est comme l’appeler Blond, Brun ou Laid ou Chauve. C’est une plaisanterie. On n’a pas pu vous laisser l’appeler comme ça. Vous vous moquez de moi depuis le début. Merci pour l’eau, je vais aller sur le quai attendre mon train. Je suis fatiguée de mon voyage et j’ai grand besoin de silence.

Louise

Bon voyage.

Noir.


2.

 

Trempée, Agathe revient dans le hall, après quelques instants.

Louise

Déjà de retour ?

Agathe

L’orage a éclaté et mon train n’arrive pas. Ça m’ennuie beaucoup, mais je commence à vous croire.

Louise

J’en suis bien désolée, croyez-le bien.

Agathe

Tu n’as toujours pas de feu ?

Louise

Non… Tu as tant besoin de fumer que ça ?

Agathe

Je ne t’aime pas, Louise. Le comble est qu’à ton tour, tu fasses semblant de te montrer indifférente. Le seuil de ta tristesse éloigne toujours mon horizon. Grâce à toi, je caresse du glauque à l’infini.


Louise

Tu te trompes, Agathe. Je te sens enfin telle que tu te feins et ça me satisfait. Je ne cherche pas à comprendre tes entrailles, ni à sentir ta peau inodore. Mais ta lecture s’est toujours refusée à moi et cette visite me fait plaisir car elle te bloque et me dispense de te traduire.

Agathe

Il a quel âge ?

Louise

Deux mois et demi, je te dis.

Agathe

Et son prénom ?

Louise

Sais-tu que j’ai répondu à tout cela ? Tu as manqué le train, encore et encore. Mais te voir me fait un plaisir douloureux que je veux savourer en partage. Il s’appelle Trois. Es-tu un peu plus satisfaite qu’il y a un instant ?

Agathe

Je suis venue en voiture. Sur le chemin, j’ai croisé de jeunes amoureux qui couraient sur le trottoir. Je me suis demandée : les vitrines, l’église, le cinéma, la baise. Je me suis répondue : la chance. Quoi qu’ils atteignent. Dans une course, seul importe le pas suivant. On finit toujours par aboutir à quelque chose, non ?

Louise

Pourquoi est-ce que tu me dis ça, pauvre idiote ?

Agathe

Pour rien. Lorsqu’on était petites, tu criais à chaque fois que je changeais de jeu. Tu voulais peigner les poupées et je partais faire ma dinette. Ça te rendait malade. Tu n’as pas changé.

Louise

Imbécile. Dis-moi plutôt ce que tu fais ici. La dernière fois que j’ai vu tes mollets de putain, tu n’étais pas bavarde. Depuis les yeux jusqu’au trou de ton petit cul, c’était un baril d’arrogance silencieuse, madame.

Agathe

Je te remercie. Il va venir quelqu’un, toute à l’heure. Tu pourras lui expliquer le dégoût que je t’inspire, mais lui ne t’écoutera pas longtemps. Pour moi, le sacrifice n’en est plus un. Poursuis donc.

Louise

Qui va venir ?

Agathe

Tu disais vouloir déguster en partage.

Louise

Qui va venir, espèce de traînée ? Tu n’as donc pas gardé un semblant de dignité ? Toutes ces années à partager des prières pour te voir passer, aujourd’hui, en visite et contester mon bonheur, avec mon troisième enfant, ici, chez moi.

Agathe

J’étais venue prendre un train.

Louise

Tu l’as manqué, te l’ai-je assez dit ? Il ne passe ici qu’un train par soir. Rentre donc chez l’objet de ta visite.

Agathe

Je ne peux pas.

Louise

Pourquoi ?

Agathe

Ne joue pas à ça, Louise. Ne m’oblige pas à jouer à ça avec toi. Tu sais que j’en suis capable. Plus capable que toi, peut-être. Ne me joue pas. Ne te joue pas de moi. Tu ne veux pas savoir de quelle visite je suis revenue. Contente-toi de m’avoir vue. C’est amplement suffisant à ta suffisance. Tu n’as pas besoin de moi plus longtemps.

Agathe se dirige vers la sortie, d’un pas décidé.

Louise

Et cette conversation qu’on avait avortée ?

Agathe

Non.

Louise

Cet entretien pourtant si instructif. Quel dommage que tu aies pris le train si vite, ce soir-là.

Agathe

Tu n’as rien avoir avec ça. Ça n’a rien avoir avec toi. Ça ne m’étonne pas que tu aimes l’odeur de ta merde, Louise. Tu l’aimes aussi chez les autres. Ressasser, remuer le purin, regarder tes mains souillées et les donner à voir comme un trophée, voilà ce que tu sais, ce en quoi tu excelles. Avec ta gorge pleine, avec tes yeux glacés, avec tes cheveux blêmes et ta croupe racée de jument de concours. Tu ne sers qu’à salir, qu’à salir en vérité. De chaque syllabe échappée de cette grotte froide que t’as sous le nez, il ne se dégage qu’un nuage de poussière ou qu’un tas de cendres.

Louise

Continue. Ta capacité à retourner les cartes me séduit goutte à goutte. J’aimerais te pschitter en flacon.

Agathe

Viens embrasser ta sœur.

3.

 

Au dessus du landau, Agathe et Louise se penchent tour à tour.

Agathe

Il est beau. Tu as eu raison. Moi, je n’aurais pas su, mais toi, tu n’aurais pas pu mieux choisir.

Louise

Il a mes yeux ? Ne te force pas, tu sais. Nous savons ce qu’il en est. Le principal avantage d’une complice, c’est l’économie d’un mensonge.

Agathe

Il a des yeux qui auraient pu être tiens. Interrogatifs et serrés comme ceux d’un loup captif. Tu dois être fière de l’avoir voulu ainsi et de lui avoir offert un avenir.

Louise

Il aurait eu un avenir sans moi. Il m’en voudra un jour. Je n’ai rien senti grossir dans le nid de mon bas ventre. Pas un seul coup de pied. Je n’ai rien à lui raconter. La filiation, non. Mais le faux en héritage. C’est de famille, de toute façon.

Agathe

Tu ne parlais pas comme ça, avant.

Louise

A quel avant en as-tu ?

Agathe

Ne recommençons pas, tu veux ?

Louise

C’est que je t’en voudrai toujours.

Agathe

Mais le train est passé. Je dois donc rester ici. Alors, autant ne pas se haïr.

Louise

Il va venir ?

Agathe

Il va venir. Louise, je suis désolée. Je l’ai appelé sous la pluie, on était fâchées. Comment rester seule devant toi? J’ai sommeil, tu me détestes, ton enfant finira par rentrer à la maison, poussé par tes mains, lourdes sur le landau. Et moi, attendre ici le Corail de demain soir, je ne m’y vois pas. Si le train ne m’a pas attendue, c’est peut-être que cette rencontre devait avoir lieu.

Louise

Il sait tout ?

Agathe

Sur lui, oui. Pas sur toi.

Louise

Pour l’enfant ?

Agathe

Je n’ai rien dit. C’était ma part d’élégance, tu sais bien. La fin du travail, en quelque sorte.

Louise

Le geste commercial.

Agathe

Si tu veux.

Louise

Comment se porte-t-il ? Non, ne me dis pas. Bien, j’imagine.

Agathe

Tu veux le savoir. Bien. Il va bien. On a craint le rejet, mais la greffe a pris.

Louise

Alors, ça y est, tu as retrouvé l’usage de ces mots-là.

Agathe

Tu voulais me savourer, je te donne du grain à mordre.

Louise

A moudre.

Agathe

Non, tu es vorace.

Louise

Et toi, rapace. Comment te sens-tu en posant la main sur son cœur ?

Agathe

Heureuse.

Louise

Et ?

Agathe

Amoureuse. Il bat sous ma main comme sa queue entre mes doigts. Il existe pour moi, par moi et à travers ma peau, mes entrailles se réclament des siennes. Tu n’imagines pas ce que c’est que ce cœur battant dans sa chair. Tu n’imagines pas son rythme long contre mon sein. Tu m’en voudras toujours, me détesteras, mais ne m’enlèveras pas la violence apaisée d’un corps vivant par un corps mort.

Louise

Arrête. N’en sois pas fière, Agathe. C’est plus que ce que je peux entendre. Ta joie de vivre a enterré la mienne et les battements dont tu parles ne pourront jamais m’exciter, moi. Je ne comprends pas qu’ils puissent le faire à toi, ma sœur. Je ne t’ai pas vue depuis des années, mais je retrouve là ta cruauté enfantine. Ta ruse sirupeuse et ta langue hérisson, peinte au couteau. Ne sois pas fière de ce cœur qui bat en lui. Il te le doit, mais tu me dois un semblant de dignité.

Agathe

De dignité ? Et est-ce que dans ta dignité, tu places aussi la hiérarchie des sentiments ? C’était ton credo, à l’époque. Tu ne t’en souviens pas ?

Louise

Je ne vois pas de quoi tu veux parler.

Agathe

Ah. J’ai dû me tromper, alors. Bonsoir, Louise.

Louise

Où vas-tu ?

Agathe

Je préfère l’attendre dehors.

Louise

Il pleut, dehors.

Agathe

Il fait meilleur qu’ici. J’ai froid, avec toi. Tu me fais peur avec ton déni de destruction. Tu as voulu ma mort tellement de fois qu’aujourd’hui ton amnésie m’achève. Je préfèrerais me trouver devant le même bourreau qui m’a asséné les coups au moment de cette affaire.

Louise

Cette affaire ? Cette « affaire », comme tu l’appelles, s’est soldée par la mort de notre père par tes propres mains. Est-ce que tu estimes l’affaire négligeable ?

Agathe

Te voilà de retour.

Louise

Tu préfères, non ? Pourtant, il me semblait que moi seule aimais plonger les mains dans la merde.

Agathe

Tu es un corps lourd et terrien, pauvre fille. Rien ne te détache de la terre. Tout est si logique avec toi, si manichéen. Qu’il doit être plaisant et simple de n’écouter que son bon sens, lorsque ce n’est autre que le sens commun. L’avis de tous est une berceuse écœurante et tu la chantes en harmonie avec la plus molle des multitudes, ma sœur.

Louise

Vipère.

Agathe

Ingrate.

Louise

Ingrate ? De quoi ? De quoi dois-je te remercier le plus fort ? De m’avoir abandonnée pour le premier venu ou d’avoir tué mon père ?

Agathe

Nous y voilà. La scène avait bien trop duré sans que tu le déterres.

4.

 

Louise et Agathe ont échangé leurs places. De dos, Louise allume une cigarette en regardant par la fenêtre.

Agathe

Tu as donc repris.

Louise

Je n’ai jamais arrêté. J’ai toujours dit que j’arrêterais une fois enceinte.

Agathe

Et cet enfant ?

Louise

Enceinte de mon fils.

Agathe

C’est ton fils.

Louise

Je l’ai mis au monde ?

Agathe

Non, et je suis bien placée pour le savoir. Alors, maintenant, on fait quoi ? Tu as l’air de vouloir parler des jolies choses. Vas-y, ne t’en prive pas.

Louise

T’as un culot phénoménal. Tu passes par ici une fois par décennie et tu voudrais embrasser ta mère, prendre ton courrier et faire comme si ta sœur était une inconnue ?

Agathe

J’aimerais faire comme si ma sœur respectait le contrat autant que moi. Et arrête de fumer, ton fils respire mal.

Louise

Hum. « Ton fils… ».

Agathe

Quoi, ça ne te va pas ?

Louise

Ton fils.

Agathe

Je te l’ai donné. C’est le tien, désormais. A toi seule. Il est à toi. Que faudra-t-il faire pour t’en convaincre ? Je t’ai pris notre père et je t’ai donné un fils. C’était le contrat. Tu l’as accepté, non ? Et tu l’as pris, cet enfant. Alors, aujourd’hui, quelque soit le bruit sibyllin que ressasse ta conscience face à ce pacte, tu n’as pas le droit de le rompre. Je ne te rappelle pas que mon enfant est devenu tien. Ne me traite pas de meurtrière. J’ai fait vivre ce cœur sain hors d’un corps malade.

Louise

Tu as tué notre père.

Agathe

Je ne vois pas pourquoi je reste là à te parler.

Louise

Va-t-en, alors.

Agathe

Je l’attends.

Louise

Tu l’aimes encore.

Agathe

Evidemment. Tu sais, c’était aussi mon père. Je ne l’aurais pas laissé mourir si ça n’avait pas sauvé Jacques.

Louise

On peut en discuter, tu sais. Moi, par exemple, je ne suis pas certaine que ton calcul soit très humain. Tuer son père pour voir vivre un étranger, ça ne me dit rien de noble, tu vois.

Agathe

Bien sûr. Tu préfères perdre deux vies qu’une seule. Tu préfères laisser ton père succomber lentement et mon amant disparaître en un soir.

Louise

« Mon amant ». Tu te rends compte que tu lui as offert un cœur qui aujourd’hui ne bat même pas pour toi.

Agathe

Bien. Tu veux tout savoir. Tu veux parler en connaissance de cause. Allons-y. J’ai rencontré Jacques il y a deux ans. Papa était déjà malade, évidemment, et je m’en occupais plus que toi, ne dis pas le contraire. Pour moi, l’arrivée de ce nouvel homme si rassurant était un mirage dont il fallait que je profite le temps que devait durer l’oasis. Il m’a rendu la femme que la fille avait mise à mort. Je l’ai payé de ma douleur, c’était tout ce que j’avais. Il m’a rendu la monnaie de ma liesse. Ce deuil à venir qui planait au-dessus de moi, en regardant dépérir papa m’avait vidée. Il m’a remplie. De ses sourires, de ses mains larges et dures, de son sperme… magnifique. Tu n’aurais pas entendu ta sœur parler comme ça, avant, hein. La salope de la famille, c’était plutôt toi. Toi qui courais après tous les chiens de la ville. Pendant que la gentille Agathe veillait sur les parents. Même maman disait que t’étais une catin. Alors, quand Jacques est arrivé, tu penses ! je croyais qu’il était pour toi. Comme les autres. Et puis, non. C’est moi qu’il voulait toucher. Pas en plein cœur, mais de plein corps. C’était bien vu, bienvenu, je ne lui en demandais pas plus. D’ailleurs, je ne lui demandais rien. En quelques mois, il est devenu ma revanche sur la princesse Louise, sur le roi mourant, sur la reine morte du jour au lendemain. Et puis il est tombé malade, comme tu le sais.

Louise

Et c’est là que tu as ressenti de l’amour. Pas avant, comme c’est étrange.

Agathe

Tu te trompes. Ni avant, ni après. Ce n’est que depuis quelques temps que je me surprends à l’aimer. Avant, ce n’était que pure survie.

Louise

Alors, il t’appelle et te dit « mon cœur me lâche, je vais crever » ?

Agathe

Il vient me le dire en face, les dents serrées et le regard droit comme un prévenu innocent. « Je mourrai avant l’hiver ».

Louise

Deux, trois mois à te faire baiser, ça n’aurait pas pu te suffire ?

Agathe

Papa reculait face à sa maladie. Il luttait très fort mais en bavait plus fort encore. C’était au moment des dernières bouées, des médecins optimistes, d’accord, mais je le voyais couler, moi.

Louise

Alors, tu as préféré t’en débarrasser.

Agathe

Tu t’en étais débarrassée de son vivant et tu oses me le reprocher ? L’homme qui m’a rendu la vie allait disparaître. Je la lui ai rendue.

Louise

Tu n’avais pas le droit.

Agathe

C’était un passage de vie.

Louise

Un tribunal te donnerait tort.

Agathe

Il n’y aura jamais de tribunal, Louise.

5.

Jacques, seul à l’avant-scène

Au départ, je n’étais pas d’accord. Elle me connaissait à peine. On baisait comme des chiens les nuits de pleine lune. On baisait tout le temps. Mais c’était tout. Enfin, c’était déjà beaucoup. Et puis, on s’est attachés. On s’attache vite quand on baise bien. Au lit, aux chaises, au radiateur. Jusqu’au jour où on s’attache à l’autre. Et là, c’est foutu. Vous êtes prêt à lui donner votre temps, votre argent, votre confiance. Elle est prête à vous donner son cœur et celui de son père. J’allais crever, elle a insisté, ce qui n’a pas plu à la frangine. Entre elle et sa sœur, la rivalité a toujours été… là. Alors, ça lui faisait plaisir d’avoir un mec à elle, enfin, je suppose. De mon côté, entre vivre avec le cœur d’un autre ou mourir en six mois, la décision a été rapide. Après, il fallait débrancher les fils, et ça, elle s’en est chargée. Le reste, je n’ai pas trop compris. L’autopsie est passée à côté, la famille n’a rien vu, la sœur a tout compris. Moi, je n’ai eu qu’à ouvrir mon cœur. Comme ça, on m’a mis celui du paternel. Tout le problème a été de le refermer avant qu’Agathe ne s’y installe.

Lumière

Louise

Bonjour.

Jacques

Bonjour.

Louise

Agathe est sortie chercher du feu.

Jacques

Et son train ?

Louise

Laisse tomber, tu veux ?

Jacques (un temps plus tard)

D’accord. Ecoute, on ne va pas faire semblant d’être copains, toi et moi. Je vais attendre Agathe, la ramener à Paris en voiture et tu n’auras plus à me voir. Fais comme si je n’étais pas passé.

Louise

Ça me va.

Jacques

Très bien.

Louise

Parfait.

Jacques

C’est ton bébé ?

Louise

Non. Non, c’est le géranium de la voisine. Je l’arrose quand elle part en week-end.

Jacques

Et le papa ?

Louise

Ah non, lui, je ne l’arrose pas.

Jacques

Excuse-moi, j’ai essayé de discuter. C’était une mauvaise idée.

Louise

Jacques, Jacques, Jacques…

Jacques

Ah, trois fois.

Louise

Jacques…

Jacques

Quatre ?

Louise

Tu sais que tu m’intrigues énormément. Qu’un homme puisse accepter autant d’amour de la part d’une femme qui lui est indifférente, c’est d’un cynisme rare. Mais qu’il cautionne un parricide pour sauver sa peau, là c’est… carrément.

Jacques

J’ai cautionné quoi, moi ?

Louise

Un parricide, Jacques.

Jacques

Ah, j’ai cautionné ça ? Alors, tu vois, parfois on cautionne des trucs, on ne sait même pas précisément de quoi il s’agit.

Louise

Arrête, ne te fais pas plus bête que tu ne l’es.

Jacques

Tu sais très bien que je le suis, justement. Quand on nous a présentés, tu l’as vu tout de suite. Tu ne t’es pas gênée pour le dire à Agathe, d’ailleurs. « Le benêt », c’est ça ? Non, mieux : « le simplet ». C’est vrai que je ne me suis pas tapé mes profs pour avoir des diplômes, moi. Combien t’as pu t’en faire, des universitaires à poils longs, mariés et pères de famille, dis-moi ? Ce n’est pas forcément plus glorieux que de s’arrêter avant le bac, tu ne crois pas ? Mais on ne va pas refaire l’histoire. Au final, t’as ouvert une galerie d’art, j’ai fait jardinier, on est tous les deux dans la culture.

Jacques tourne le dos à Louise et s’adresse au public, tandis que le décor plonge avec les personnages dans la pénombre.

Jacques, en confidence

J’y arriverai pas. C’est plus fort que moi, c’est pas mon truc. Je suis peut-être pas connaisseur, mais je trouve que c’est mauvais, tout ça. J’ai écouté depuis le début, comme vous. Il y a de bons passages, je ne dis pas… Mais c’est d’un lourd ! Elles sont là à insérer des insultes dans chaque réplique, à s’envoyer à la tête des histoires qu’on comprend à peine. Je me mets à votre place, ça a pas l’air évident. On pourrait faire un sondage pour voir qui a compris cette histoire de meurtre et de greffe. Pas grand monde, hein ? C’est tout le problème, d’autant plus que les jeunes femmes concernées sont pas exactement des comiques. Très franchement, j’aurais mieux à faire que gigolo pour patricidre ou permicide ou je ne sais plus trop quoi. Mais c’est comme ça, quand on est redevable. Enfin, je vais quand même vous dire, en deux mots, histoire de ne pas être frustrant. Non mieux : on m’a expliqué un mot, juste avant. « Déceptif ». Alors, Agathe a tué son père pour mes beaux yeux, ça a pas plu à Louise et pour acheter son silence, Agathe lui a filé son gosse, qu’elle avait eu avec un mec qu’elle a fréquenté juste pendant qu’on faisait une brique, elle et moi, une rupture de quelques semaines. Une pause, en anglais. C’est d’ailleurs plutôt marrant, comme expression. Ça vient du fait que si t’es marié, la séparation, ça te coûte un bras. Une brique. C’est très imagé, c’est les british, ça. Enfin, en tout cas, elles se sont arrangées comme ça. Pour un père de perdu, elle a eu un fils, puis comme moi, j’en voulais pas parce que c’était pas le mien, j’étais plutôt pas contre leur transaction. Alors, si en plus, on me laissait le beau petit cœur de beau-papa… Bref, je vous parle de ça, ça fait un bail. Depuis, elle a dû en filer deux autres, des gamins, pour pas qu’elle parle, la sœur. A chaque fois, c’était des connards qui avaient baisé Agathe pendant que j’avais le dos tourné. Comme je suis pas attaché, ça m’embête pas. Mais enfin à l’occasion, ça m’embêterait pas qu’elle en fasse un à moi, quand même. On dirait qu’elle arrête la pilule seulement pour se faire sauter par les autres. Au final, on va pas se plaindre : moi j’ai mon cœur qui marche bien, la sœur a son bébé (en espérant que celui-ci fasse enfin l’affaire), et Agathe elle m’a moi. Comme ça, moi j’ai un cœur qui fonctionne, la sœur elle garde son bébé, etc… C’est bien foutu. Bon, si la police vient fourrer son nez, c’est une autre histoire. Mais pour l’instant, on est tranquille. Faut garder nos secrets. C’est pour ça, que moi j’étais pas pour qu’on montre tout ça, comme ça. Enfin, bref… c’est pour dire que je suis pas fait pour les grands drames à l’ancienne, comme ça. Vous êtes libres d’aimer ça. Mais comptez pas sur moi pour entrer dans leur jeu.

6.

Louise

Tu parles tout seul, maintenant ?

Jacques

Oh, ça t’arrive aussi, tu sais. Ce n’est pas parce que t’as quelqu’un en face de toi que t’es plus écoutée.

Louise

Je me demande vraiment ce qu’elle te trouve.

Jacques

Est-ce que t’as déjà goûté un fruit bien mûr ? Pas gâté, mais presque, de ceux dont tu te dis « je suis bien content d’être arrivé à temps ». Je pense qu’elle me voit un peu comme ça.

Louise

Une poire pourrie.

Jacques

Ou autre chose, si tu préfères : un vin un peu râpeux, mais obtenu à bon prix, une vieille voiture qui nécessitait moins de réparation que prévu, un compliment sur ta ligne le matin où tu te trouves grosse. Ou tout ça à la fois.

Louise

Un vin bouchonné doublé d’un hypocrite. Une vieille caisse promise à la casse. Difficile de rassembler autant de tares.Si elle t’aime pour tout ça, elle a raison, elle a trouvé la perle rare.

Jacques

Si c’est ce qu’elle aime.

Louise

Tu vois, personnellement, je te vois plutôt comme un Tartuffe de supérette. Le type qui vole à l’étalage en se donnant des airs de Robin des bois. En fait, tu es tout simplement l’exact opposé de ce qu’un homme doit être.

Jacques

A tes yeux, cela s’entend. Et peut-on avoir un petit résumé de ce qu’un homme doit être ?

Louise

Fort.

Jacques

Je le suis.

Louise

Fringant.

Jacques

J’essaie.

Louise

Fier…

Jacques

Ça dépend. Fier de la fierté de ce qu’on est ou possède, ou fier de l’honneur et de la dignité mal digérée ?

Louise

Fier au point de refuser qu’on arrache le cœur d’un homme comme un tas de mauvaises herbes.

Jacques

Ça m’aurait étonné. Dis-moi : ta sœur est dehors, c’est ça ?

Louise acquiesce.

Jacques

Je vais la chercher.

Louise

C’est ça. Va.


ACTE II

 

1.

 

Louise, Agathe et Jacques sirotent un café issu des machines du hall de gare. Jacques fait une tête dégoûtée.

Louise

Qu’est-ce que tu as ?

Jacques

C’est pas bon.

Louise

Ce n’est pas fait pour être bon, c’est fait pour être bu. La preuve, tu le bois aussi mauvais qu’il soit.

Agathe

Moi, il me rappelle celui de maman. Elle ne mettait pas assez de café, ou alors elle mettait trop d’eau, mais on pouvait voir le fond de la tasse tellement il était léger. Tu te souviens des cafés de maman ?

Louise

M’en parle pas, c’était un supplice. Heureusement, ses gâteaux étaient délicieux. On les trempait dans le café pour que le jus disparaisse dans le biscuit.

Agathe

Toi aussi, tu faisais ça ?

Louise

C’est moi qui t’avais appris le truc.

Jacques

Elle ne faisait pas un café aussi dégueulasse. Celui-ci a la saveur des râclures de cheminée. J’y ai pas goûté, mais c’est comme ça que je les imagine. Désolé d’interrompre vos récits d’enfance, mais ce que j’ai dans mon gobelet, je trouve ça infecte.

Louise

Alors, arrête d’en boire et fous-nous la paix.

Agathe

Tu ne peux pas lui parler mieux que ça ?

Louise

Non.

Jacques

Laisse tomber.

Agathe

Et pourquoi ? Je n’ai pas envie de laisser tomber, je veux qu’elle te respecte.

Jacques

Mais ça n’a aucune importance.

Louise

Tu vois, il s’en fout.

Agathe

Il ne s’en fout pas, au contraire. Jacques t’appréciait beaucoup, au tout début. Il me posait beaucoup de questions sur toi. Il voulait savoir – mais à quoi bon te dire ça – ce que tu aimais, quelles études tu avais faites, tes goûts, tes projets. Oh, ça n’a pas duré, je te rassure. Il a vite compris à qui il avait à faire. Mais tu vois, t’as beau être méchante avec les gens, ils continuent à vouloir trouver grâce à tes yeux. Je sais très bien que Jacques aimerait que tu l’apprécies un jour.

Louise (se levant pour la première fois)

Ah oui ? Il aimerait que je l’apprécie ? C’est amusant, j’ai toujours cru qu’il aimerait que je disparaisse. Ce qu’on peut se tromper sur les gens, c’est impressionnant… (à Jacques) Alors comme ça, je te fais de la peine ?

Agathe

Il ne va pas te dire oui, voyons.

Louise

Je lui pose la question. Jacques, tu aimerais que je t’aime ?

Jacques

A une époque, je ne dis pas, je pensais qu’on pourrait s’entendre. Tu es la sœur d’Agathe, je ne concevais pas de t’ignorer. De là à mendier tes bonnes grâces.

Agathe

Tu vois, il a une dignité.

Louise

Je vois surtout qu’il est gêné. Pourquoi cette gêne, Jacques ? Tu ne vas pas me dire que je t’impressionne, que je te trouble. Tu ne vas pas me dire que ce malaise entre nous depuis le début signifie quelque chose de précis. Si ?

Pénombre sur les femmes.

Jacques

Voilà. Là, nous sommes exactement dans ce que je décrivais toute à l’heure. Je ne comprends pas que cette histoire tombe dans un travers pareil. Alors quoi ? La frangine va me faire du charme ou me violer sous les yeux de l’autre, qui va faire quoi ? La poignarder, nous regarder, nous rejoindre ? Je suis peut-être vieux jeu, je coupe peut-être une scène intéressante aux yeux de certains d’entre vous. D’ailleurs, s’il y a des personnes qui commençaient à s’attacher à ce banal trio malsain, je leur présente mes excuses. C’est pas mon truc. Je ne peux pas. Demandez à une féministe une fellation à genoux. Si vous obtenez quelque chose, faites-moi signe, mais en attendant, il y a des obstacles à franchir. Bien sûr, ce serait facile pour moi de jouer mon rôle tranquillement. Je m’en tape une, je me laisse séduire par l’autre, je les écoute se crêper le chignon et je garde mon cœur à l’abri dans tous les sens du terme. Mais j’y arrive pas. Ça, c’est mon éducation orthodoxe. Je pense que papa serait fier de moi. Maman un peu moins. Maman me dirait qu’elles ont toutes les deux des hanches pour faire des enfants et que l’une ou l’autre, pas de problème tant que ça passe. Papa lui répondrait que de son côté, elle ne peut plus faire d’enfants mais qu’elle a gardé les hanches et ça finirait en scène de ménage. Finalement, c’est pas plus mal qu’ils ne soient pas là. Enfin, quoi qu’il en soit, une chose est sûre et croyez bien que je le regrette : je ne suis pas fait pour les intrigues convenues du théâtre moderne. J’attendrai la prochaine scène pour en parler à Agathe.

Louise (dans la pénombre)

Alors comme ça, tu es troublé.

Jacques

Ben voyons…

 

 


2.

 

Agathe

Ne dis pas non.

Jacques

Non à quoi ?

Agathe

Jacques.

Jacques

Non à quoi ?

Agathe

Je déteste quand tu fais ça.

Jacques

Ça se précise.

Agathe

Ah, tu fais l’innocent. Ah, tu caches bien ton jeu. Je vais te dire : tu me répugnes. T’es à moi, Jacques. Tu es mien. Comment peux-tu me faire autant de mal ?

Jacques

Moi, je te fais du mal ?

Agathe

J’ai bien vu la façon dont tu regardais ma sœur et ses gros seins, juste avant que les lumières s’éteignent.

Jacques

Ah, tu as vu ça, toi aussi ?

Agathe

N’importe qui verrait ses pies de vache laitière. Tu es répugnant.

Jacques

Non, la lumière. Toi aussi, tu as vu que les lumières ont baissé ?

Agathe

Ne change pas de sujet, tu me dégoûtes. Louise en bavait de désir, comme le premier soir, lorsque tu es venu à la maison. Seulement cette fois-ci, elle a bien senti ton regard sur elle.

Jacques

Viens. Viens me voir une seconde, j’aimerais te parler. Est-ce que tu réalises que cette histoire n’a aucun intérêt ? Ta sœur et toi, le coup du gamin, ça sonne faux. Tu réalises qu’on n’y croit pas une seconde ?

Agathe

Ah oui ? C’est pour ça que la salle est quasiment pleine ?

Jacques

Donc, tu réalises qu’il y a une salle.

Agathe

Je ne te suis pas.

Jacques

Gaty…

Agathe

Agathe. Il y a des dizaines de milliers d’Agathe en France, je suis la seule qu’on appelle Gaty. Dans ces conditions, je ne vois pas l’intérêt d’avoir échappé au prénom Catherine.

Jacques

Agathe, depuis que je te connais, tu agis comme dans une fiction. Tu te maquilles différemment de la moyenne, tu parles comme à l’écrit, tu sur-réagis à tout et n’importe quoi.

Agathe

Et alors ?

Jacques

Alors tu n’es pas réelle. Ou plutôt, tu es surjoueé.

Agathe

Surjouée ? Fais-moi rire : ah ah ah !

Jacques

Voilà.

Agathe

Si je n’étais pas crédible, si j’étais surjouée, comme tu dis, tu crois qu’on serait dans le Pariscope ?

Jacques

Tout le monde est dans le Pariscope… Ah, mais tu en as donc conscience ! Tu sais que tu es dans le Pariscope, tu sais donc que ceci est une pièce, que tu es un personnage.

Agathe

Mais je suis la même en sortant de scène. Je continue de voir ma sœur comme la sorcière qui m’empêche de vivre un amour serein et innocent avec toi, l’homme que j’aime.

Jacques

Tu es certaine de ce que tu dis ?

Agathe

Absolument certaine. Mes visites sur la tombe de mon père ne sont pas dans le script, elles font pourtant partie de ma vie.

Jacques

Et ta sœur, elle t’a vraiment volé trois enfants ?

Agathe

On peut lui poser la question. Louise !

Louise (off)

Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai encore manqué une entrée ?

Agathe

Non, mais c’est Jacques : il demande si tu m’as piqué trois gosses.

Louise (off)

Il a qu’à lire le script !

Jacques

Il l’a fait !

Louise (off)

Il a qu’à le relire.

Jacques

Bon, cette fois ça suffit, je vais le chercher.

Il sort.

Agathe

Où est-ce qu’il va, comme ça ?

Louise

Il est débile, ton type. Je le dis comme je le ressens : ton homme est con.

Agathe

Je ne comprends pas, il est bizarre ces temps-ci. Il vient de me tenir un discours sur mon surjeu. Tu trouves que je surjoue, toi ?

Louise

Pas plus qu’hier soir.

Jacques (revient en poussant dans le dos un homme habillé « en civil » avec un gros gilet et des lunettes demi-lunes sur le front)

Voilà. Qui c’est, lui ? (les jeunes femmes se regardent, il s’énerve) C’est qui, lui ? Hein ?

Louise

Oui, qui est-ce ?

L’homme

Bonsoir.

(l’auteur ? le metteur en scène ? l’adaptateur / traducteur –pas mal-, le patron du théâtre)

Jacques

Monsieur en sait beaucoup plus sur nous trois que nous-mêmes. Il est planqué dans l’axe de la scène depuis le début, il vous a regardées vous déchirer pendant vingt minutes avec une jouissance extraordinaire. Il m’a passé une main dans le dos juste avant mon entrée et à la sortie de Louise, il lui a dit « bravo ». Mais bravo de quoi ? Chacun d’entre vous dans cette salle est capable de répéter un texte qui n’est pas de lui, sur une scène où on l’aurait installé avec des semaines de prises de confiance douillette et confortée par une équipe d’assistantes groupies. Je dis que tout cela n’est pas naturel.

Agathe

Ce qu’il est beau quand il s’énerve.

L’homme

Je vous laisse.

Jacques

Non, non.  Vous êtes un peu responsable de ce fiasco, alors maintenant vous allez expliquer ce que vous vouliez faire. Il y en a marre de ces types qui sortent de rien, qui ont passé quelques années à prendre des cours de tir à l’arc et d’estonien dans des académies dites prestigieuses parce qu’inconnues alors qu’elles sont le refuge étranger de ceux qui ont échoué à saisir l’art de leur propre pays. Vous créez du vide. Et vous tous, vous venez voir du vide. Une soirée de fin d’année par le CE de la boîte, l’anniversaire de l’ami à qui on a déjà tout offert, un deuxième rendez-vous galant pour rattraper la goujaterie de la baise du premier soir avec un semblant d’exigence culturelle. Mais c’est du vide. Une querelle de frangines qui ne vous apprennent rien sur la vie, ni rien sur la façon de regarder le monde ne va certainement pas valoir le prix du ticket plus cher qu’un bon repas, que vous avez acheté sans interroger la qualité de l’œuvre alors que vous prenez la peine et le temps d’analyser savamment le coulommiers du Franprix avant de le laisser tomber dans le cadis. J’aimerais comprendre (pardon si j’aimerais comprendre) la raison qui pousse des personnes douées de raison à réaliser ce marché déraisonnable : un gros billet pour une petite pièce. En tout cas, pour moi, le compte n’y est pas.

Louise

T’as fini ?

L’homme

Je vais vous laisser.

Louise (l’arrêtant)

Une seconde. Selon Monsieur, le meurtre d’un père, le vol d’un cœur et le don de trois enfants, ça vaut moins qu’un fromage d’hypermarché.

Jacques

C’est mauvais. Je dis que c’est mauvais. Vous n’allez pas me dire que ça vaut un Molière, cette tragédie foirée !

Un spectateur se lève dans le public.

Spectateur

Non, mais vous êtes qui, à la fin ? On a payé pour cette pièce, certainement trop cher, c’est vrai, mais là vous nous pourrissez la soirée. Ça ne valait pas un Molière, mais au moins, il y avait une histoire. Là, on n’y comprend plus rien. On ne sait même pas qui est le type qui reste muet depuis tout à l’heure.

L’homme

Je suis Denis Grillon.

Agathe

Son nom est sur l’affiche.

Jacques

Monsieur, puis-je vous poser une question ?

Spectateur

Je répondrai à rien d’intime en public.

Jacques

Ça n’a rien de personnel. Est-ce que vous aimiez le sujet de la pièce ?

Spectateur

Eh bien… oui. Oui, j’aimais assez. De toutes façons, c’était un cadeau. Et puis, je présume que ça allait décoller par la suite.

Jacques

Seriez-vous en mesure de nous donner le thème en question ?

Spectateur

L’amour ? Enfin, la vie de famille. Toutes ces relations-là. Le rapport entre deux sœurs, la mort, les enfants, les trains…

Jacques

Est-ce que vous avez le sentiment que vous allez repartir d’ici changé ?

Spectateur

Ce n’était pas mon but. Je ne venais pas pour ça. Passer un bon moment me suffit. Je ne viens pas chercher plus, vous savez. Et vous, vous êtes en train de me gâcher mon bon moment. Je n’ai aucune envie d’interagir avec vous. Vous, c’est vous, et de notre côté, nous restons silencieux et dans l’ombre. Je ne vois pas de quel droit vous venez troubler cet ordre établi.

Jacques

Donc, je vous dois des excuses.

Spectateur

En quelques sorte, oui. Et je suis prêt à les accepter. Ceci dit, puisque la magie est rompue, je ne serais pas contre une petite mise au point. Vous permettez ?

Il monte sur scène.

Loin de moi l’idée de refaire l’histoire, bien sûr. Mais outre le fait que vous êtes complètement à contre courant…

L’homme

Ça, je peux l’expliquer.

Spectateur

Laissez, il n’y a rien de pire que l’auto-défense artistique. (A Jacques) Donc, vous : hors sujet. Vous n’êtes pas dedans, vous comprenez ? Bien sûr que vous comprenez ; vous êtes le premier à le dire. Quant à vous deux, je veux bien que vous soyez sœurs, mais vous êtes très mal distribuées. Personnellement, je vous aurais inversées.

Louise

Non, mais c’est pas bientôt fini, ce cirque ? Qu’est-ce que c’est que cette farce, vous comptez vous foutre de nous encore longtemps ? Je rêve. Je rêve ! Vous pourriez un peu prendre notre défense, non ?


L’homme
J’ai essayé.

Louise

Vous n’êtes pas très convaincant. Ça fait deux mois que nous sommes comme ça, deux mois que ça dure une heure quinze, trois minutes de clap clap et au lit. Pourquoi est-ce qu’on n’a pas laissé cet abruti de Jacques faire sa complainte tranquille, ce soir ? Vous, là, qui n’avez rien à faire de ce côté-ci, permettez-moi de vous dire que le vrai saboteur, c’est vous. La magie, c’est à cause de vous si elle est rompue. D’accord, nous ne sommes pas bien distribuées, pas bien définies. De mon avis, même pas bien pensées, voire carrément inutiles. Oui, vous voyez, j’ai l’humilité d’admettre que notre histoire ne mérite pas une sortie payante. Mais pour autant, je n’ai jamais vu une intrusion comme celle-ci dans notre espace vital. C’est un viol, monsieur, et je vous exhorte de vous retirer.

Agathe

J’adore ce que tu fais. (au spectateur) Retirez-vous !

L’homme

J’en profite : j’y vais aussi.

Louise

Tiens, je me faisais la réflexion, justement. Pourquoi êtes-vous là, au juste ? A part la main passée dans le dos, le regard paternaliste, le mot gentil. Est-ce que vous pensez vraiment que sans vous, nous ne serions pas là ?

L’homme

Pas de cette façon, non.

Louise

Quelle prétention. On aura tout entendu. Alors écoutez-moi bien. On va refaire machine arrière. Ce monsieur va descendre, Jacques va se calmer, vous allez vous planquer ailleurs que dans nos axes de sortie. La place à côté de monsieur fera l’affaire. Et nous allons reprendre. Le coup du train, depuis le début.

Spectateur

Ce sera long ?

Louise

Ce sera supportable. Si vous étiez fan de l’histoire familiale moisie, je pense que vous y trouverez votre compte. Allez, allez, on débarrasse le plateau.

Les trois sortent : Jacques en coulisses, l’homme et le spectateur s’assoient au premier rang.

Agathe

Tu veux vraiment reprendre depuis le début ?

Louise

En quelque sorte.

Agathe

Je ne te suis pas.

Louise

Au contraire, suis-moi.

Noir.


3.

Une voiture s’éloigne. Agathe entre dans le hall. Louise berce un landau, lentement.

Louise

Il m’a plaquée, ce gros con.

Agathe

Qu’est-ce que vous dites ?

Louise

Vincent. Ce gros con. Il m’a lâchée comme la dernière des merdes.

Agathe

C’est le Vincent de Pauline ?

Louise

Oui. Il est passé vers 18h. J’ai rien vu. Il s’est enfui aussitôt après pour m’envoyer un texto depuis son quai de RER. Juste avant de perdre son réseau, l’assurance d’être tranquille. Tu parles d’un adulte.

Agathe

Vous êtes sûre ? Je ne comprends pas, vous devez vous tromper. Il n’y a jamais de réseau sur les quais de RER. Enfin, je ne sais pas ce qu’il a comme réseau, mais moi qui ai le moins cher, j’en chie.

Louise

Moi aussi.

Agathe

Ah, voyez…

Louise

Tu veux pas me tutoyer ?

Agathe

On fait tout différemment, alors.

Louise

On fait tout naturel. On a dit qu’on ne jouait pas.

Agathe

Jouer sans jouer, mais alors quel intérêt ?

Louise

Ça fait 20 ans qu’Emmanuelle Béart joue sans jouer. Ça lui a permis de se refaire une paire de lèvres. Quelque part, ça doit marcher.

Agathe

Tu marques un point. Ceci dit, je ne comprends pas ce que tu veux démontrer.

Louise

Moi ? rien. Ce n’est pas un essai ou une dissertation. J’ai pas de thèse, j’ai pas de démonstration mathématique. Mais Jacques a raison sur un point : sur un scène, c’est le grand barnum artificiel ou la vie quotidienne sans intérêt.

Agathe

On est obligé de choisir ?

Louise

Ah oui, t’es obligée. Bon, ni toi ni moi ne lisons beaucoup de théâtre. Mais lorsqu’on regarde un peu ce qui se joue : qu’est-ce qui reste entre le surfait et le banal ? bon d’accord, le classique. Sauf que le classique, c’est pour les scolaires ou pour les anciens. C’est terrible, non ? Si tu as dépassé le brevet des collèges et pas encore atteint la retraite, tu peux te brosser pour voir un Shakespeare avec tes amis. On va te proposer une histoire de filles entre elles, une histoire de mecs célibataires, ou alors un drame atroce avec des actrices qui font leur grand retour grâce à de jeunes auteurs blonds anoblis par Télérama.

Agathe

J’adore t’écouter.

Louise

Ceci dit, je n’ai pas la solution. Et ça m’ennuie. C’est un peu un constat d’échec.

Agathe

Et si on essayait, juste pour voir, de montrer quelque chose de simple, de normal, mais quand même d’un peu construit.

Jacques (revenant)

Vous auriez tort. Les gens n’aiment plus ça. Les gens aiment les choses faciles.

Agathe

Et moi, j’ai envie de t’aimer simplement.

Jacques

Alors ça, ça pourrait peut-être marcher, qui sait ?

Ils s’embrassent.

Louise

Il m’énerve, lui. Il m’énerve… (elle attrape le poupon dans la poussette). Pourquoi il refuse de pleurer. C’est à chaque fois la même chose. Allez, chiale, c’est à toi !

Agathe (hilare)

Arrête, tu me ferais presque peur. Moi qui te voulais pour marraine.

Louise

Marraine, ça me va. Je pourrai dire à ce petit con tout le mal que je pense de son père.

Jacques

On ne va pas recommencer, non ?

Louise

Toi, sois gentil et donne-moi une éprouvette au lieu de t’agiter pour rien.

Jacques

Encore une ?

Louise

J’ai beaucoup aimé la précédente.

Jacques sort de sa veste une éprouvette remplie à moitié.

Agathe

J’ai toujours su qu’au fond Louise t’aimait bien.

Louise

Comment s’appellera le vôtre ?

Agathe

J’hésite. Damien, c’est joli. Ou Jean, simplement.

Jacques

Moi, je l’appellerais bien Armand.

Louise

Ah non, j’en ai déjà deux qui s’appellent comme ça. Trois, ça ferait désordre.

Agathe

Alors on fera une fille. Armande. Tu n’en as pas encore, d’Armande ?

Louise

Je ne crois pas, non. A vérifier.

Jacques

Tu sais, Louise, c’est toi que j’aurais dû épouser. Ça fait des années qu’Agathe me promet des enfants, je m’acharne à lui faire l’amour et rien ne vient. Toi, je te livre des éprouvettes comme ça, de temps à autre, et tu m’envoies un télégramme chaque année.

Agathe

Quel goujat, celui-là ! Ce n’est pas Louise qui te fait ta petite pipe hebdomadaire.

Jacques

Non, ce n’est pas Louise. Ceci dit, ce n’est pas toi non plus depuis quelques temps.

Agathe

Ah ça, c’est la crise, mon ami. La crise a secoué les bourses, alors j’ai cessé de m’en occuper.

Louise

La crise, c’est dans la tête.

Jacques

Quoi qu’il en soit, je tiens à profiter de cette belle réunion de famille pour vous dire à quel point je me sens bien parmi vous. C’est un bonheur de vous voir ensemble après tant d’années. Moi, je ne suis là que pour vous rendre service, vous le savez. Je ne suis là que pour aider. Ce qui est beau, c’est votre entente, après tout ce temps. C’est beau de vous voir réunies. N’est-ce pas, mon Denis ?

Entrée du metteur en scène.

Denis

C’est moi que tu appelles ?

Jacques

Oui, où étais-tu passé ?

Denis

Je bricolais les spots du jardin.

Jacques

Tu ne peux pas t’en empêcher, n’est-ce pas ?

Denis

Ça fait une semaine qu’on n’y voit rien passées 18h. Vous venez boire l’apéro ? J’ai farci les olives moi-même, une à une.

Louise

Tu as vraiment déniché la perle.

Jacques (embrassant amoureusement Denis)

Je sais, je sais.

Agathe

Allons-y, je meurs de faim. Qu’est-ce que je suis contente, mais qu’est-ce que je suis contente ! On est tous les quatre, on est heureux, on est si bien. Quel dommage que les enfants ne soient pas là. Viens, ma chérie. Je vais manger toutes les olives de Denis, si tu n’es pas là pour me retenir.

Louise

C’est étrange, tout de même. Je me demande pourquoi nous perdons autant de temps à nous demander ce qui est bien ou mal, à rechercher le style ou même ce que l’on prend pour la perfection. C’est si simple de prendre un apéritif entre amis, de déguster ensemble les olives de Denis et de chanter. Oui, de chanter ! Car si la vie est un train aux poivrons, la chanson est sa locomotive, son huile extra vierge et peut-être même son noyau.

Agathe

J’adore t’écouter.

Denis

Elles sont belles, on en profite, allez allez, on y goûte en passant !

 

Noir de fin.

On entend siffler le train.

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