Une bouteille à la mer

ttr-telling


Nous nous sommes tout dit. Laisse moi faire ma vie, s'il te plait.


Il tenait fébrilement un bout de parchemin sur lequel étaient griffonnés ces quelques mots. Le papier semblait ridiculement petit entre ses énormes paluches. Le port était envahi par le brouhaha de la vie nocturne : des marins ivres qui chantaient à tue-tête, les catins qui alpaguaient le chalant, quelques gamins des rues qui raflaient ci et là les bourses des passants éméchés, les équipages des navires qui accostaient tardivement pour décharger leur cargaison... Pourtant, il avait l'impression d'être seul au monde, assis sur un bout du quai, relisant encore et encore ces quelques mots, sans réussir à les comprendre vraiment...





Coudeur souffla en se redressant. Il se frotta les yeux quelques instants, avant de s'étirer. Il avait l'impression d'avoir passé une éternité penché sur cette foutue lettre, mais il avait fini par y arriver. Il récupéra le flacon de sable qui était posé à côté de l'encrier, et le versa sur la feuille devant lui, prenant soin de saupoudrer généreusement son écriture serrée, comme le lui avait montré Mouche. Le temps que le sable absorbe le surplus d'encre, il s'en alla récupérer la bouteille de rhum qu'il avait gardé pour l'occasion dans le baluchon qu'il laissait trainer sous son hamac.

Il posa la bouteille sur le secrétaire qui servait au Capitaine et au Second à travailler les itinéraires sur les différentes cartes des routes maritimes. Mouche lui avait autorisé à s'y installer pour écrire sa lettre, pendant que le Capitaine faisait un tour à terre. "A condition que tu laisses le lieu dans le même état qu'il était quand tu y es entré..." l'avait-il averti. Coudeur s'empressa de nettoyer et de ranger la plume, de refermer l'encrier, puis de récupérer son bout de parchemin, en prenant soin de ne pas verser le sable partout dans la pièce.

Il sorti sur le pont, tenant dans une main sa feuille de manière à ce que le sable ne bouge pas, dans l'autre sa bouteille de rhum. Il s'avança ainsi, précautionneux, jusqu'à la poupe du navire, avant de finalement secouer doucement son parchemin au vent, le déchargeant ainsi du sable utilisé pour sécher l'encre. Il en profita pour relire sa lettre à la lueur de la lanterne qui éclairait cette partie du navire.


   Maria,

Je profite de cette journée spéciale pour t'écrire cette lettre. Elle ne te parviendra probablement jamais, mais, la lune m'en soit témoin, je reste fidèle à mes mots.

Le temps a passé depuis que j'ai reçu ton refus de se revoir une dernière fois. Une éternité, d'après le vide qui s'est emparé de mon âme. Un instant, d'après la flamme qui continue de carboniser mon cœur.

Comme tu as pu t'en apercevoir, j'ai respecté ton souhait. J'ai disparu de ta vie, tel que tu me l'as demandé. Je m'en suis allé m'enrôler dans l'équipage d'un homme d'exception. Nul doute que son nom, ou plutôt son titre, résonnera un jour sur les mers comme sur les terres. Le quotidien est rude, et me laisse peu de temps à la paresse, bien que je parvienne à m'octroyer quelques rares moments pour tailler et sculpter du bois.

Malgré tout, tu restes omniprésente. Chaque soir, c'est ton visage qui vient m'apporter le sommeil. Chaque nuit, c'est ta présence que je retrouve dans mes songes. Chaque matin, c'est ton absence qui accompagne mon réveil. Tu es avec moi à chaque instant, à chaque souffle de vent, à chaque creux dans la houle, à chaque embrun, à chaque abordage, à chaque blessure... Tu es, aujourd'hui, encore et toujours, ma raison de vivre. Ma raison de me battre. Ma raison de tenir.

Tu as décidé d'un destin bien loin du mien, je le sais. Et je le respecte. Mais aussi loin soyons-nous l'un de l'autre, sache que de mon cœur tu es, et seras toujours, la gardienne.

De toute mon âme. De tout mon être. A jamais, tu seras gardienne.

Parce que je t'aime. Aujourd'hui, et à jamais.

Joyeux anniversaire Maria.

                                                                                                G.C


Il était satisfait. L'encre n'avait pas bavé, les lignes étaient à peu près droites, et son écriture, bien qu'un peu ratatinée et serrée, était plutôt lisible.
Il eu un rire nerveux. "Comme si elle allait la lire un jour..." railla-t-il, seul, face à la nuit. "A la tienne, Maria..." Fit-il en direction des étoiles, alors qu'il versait une rasade de rhum à la mer.



Après avoir enchaîné les mains perdantes toute la soirée, Peter se redressa en bâillant et en s'étirant.

- "Dites, vous savez où est passé Coudeur? J'l'ai pas vu d'la soirée..." Demanda-t-il aux autres joueurs alors qu'ils distribuaient déjà les cartes pour la manche suivante.

- "Nope, pourquoi, tu crois que t'auras plus de chance contre lui?" Lança Souris avec un sourire narquois.

- "On est fin Avril non? C'est pas sa journée?" Fit Arnaud d'un air distrait alors qu'il étudiait les cartes qu'on lui avait servi.

- "Sa journée? Comment ça?" Répéta Peter, intrigué. En quatre ans, il n'avait jamais entendu parler de cette histoire.

- "Ta gueule Arnaud..! Oublie ça Pet', vas donc te pieuter, va falloir que tu sois en forme demain si tu veux pouvoir prendre ta revanche !" Balança Souris, après avoir jeté un regard noir à son comparse.

Peter n'insista pas, et s'éclipsa après avoir souhaité bonne nuit aux autres. Alors qu'il s'apprêtait à se diriger vers son hamac, il décida d'aller prendre un peu l'air frais. Le printemps se montrait clément cette année, et il était agréable de se promener sur le pont en soirée. La lune était déjà haute dans le ciel, et les étoiles scintillaient de manière phénoménale. Il s'approcha du bastingage pour s'y accouder et observer les reflets des astres sur la mer. Il allait retourner vers l'écoutille principale, avant de remarquer la silhouette du colosse qui semblait observer la lune, à la poupe du navire.

- "Coudeur? Qu'est ce que tu fabriques ici tout seul?" Lança Peter en guise de salut, alors qu'il s'approchait du géant. Ce dernier sursauta en l'entendant. Il avait les yeux bouffis et vitreux. "Euh... Ca va..?" S'inquiéta Peter, un peu mal à l'aise.

- "Ouais ouais, j'crois que j'me fais vieux, j'tiens plus la boisson pareil..." Prétexta-t-il en exhibant sa bouteille de rhum pratiquement vide.

Peter hésita un instant. Il avait envie de questionner Coudeur sur "sa journée", en lien avec ce qu'avait dit Arnaud, mais il avait peur que sa curiosité soit mal reçue.

- "Bon... J'sais que j'suis qu'un chiot, comme tu me le répètes souvent, mais... Si j'peux faire quelque chose... Tu sais où m'trouver..!" Fit Peter, avant de tourner les talons.

Coudeur regarda le mousse s'en aller et disparaitre par l'écoutille. Il aimait bien ce gamin. Il contempla à nouveau son étoile, les yeux rivés vers le ciel.

"Il t'aurai surement plu, ce gosse. Il a un bon fond. Comme toi..." Fit-il tout bas.

Il prit une dernière rasade de rhum, avant de verser la fin de la bouteille par dessus bord. Il entrepris d'y enfoncer un chiffon qu'il avait dans la poche pour éponger l'alcool qui y restait. Une fois la bouteille séchée, il roula sa lettre et l'y glissa, avant de la reboucher avec force à l'aide d'un tube en liège. Il s'approcha de la lanterne et fit fondre un bâtonnet de cire qu'il coula sur le bouchon.

Il regarda une dernière fois son œuvre afin de s'assurer de son étanchéité, pris une longue inspiration, puis la jeta de toutes ses forces dans l'océan.

"Puisse la Lune guider cette bouteille vers mon étoile..." Chuchota Coudeur, avant de s'en aller vers le dortoir, faisant racler sa jambe de bois sur le pont.






TTR.


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