Art Dînatoire

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Nouvelle écrite, à la base, pour le concours "Festin Cru" mais que j'aimerais reprendre pour en faire un roman.

Les corps, nus et sanglants, étaient prêts pour le spectacle.

Devant la galerie d'arts de ce quartier de Rome, une troupe était tassée devant la porte d'entrée, qui n'allait à priori pas tarder à s'ouvrir. Certains étaient venus avec des amis, d'autres seuls. Certains avaient l'allure type des artistes légèrement excentriques arpentant les galeries à la recherche d'un peu de bonheur ou d'exaltation, d'autres laissaient deviner à leur apparence qu'ils ne comprendraient strictement rien à l'art qui se trouvait derrière cette porte, et personne ne savait vraiment pourquoi ils étaient présents. Mais la plupart des gens qui attendaient impatiemment au seuil de la galerie d'exposition s'y trouvaient après avoir lu un article dans le journal de la semaine précédente, dont le titre (qui se trouvait aussi être le titre de l'exposition) était « Perséphone a frappé à la porte d'Athéna ». La plupart des gens se trouvant là étaient donc de véritables artistes, persuadés que seul l'art créée le bonheur, ou des passionnés de mythologie, se demandant ce qui pouvait se cacher derrière ce titre énigmatique, inspirant l'art et la mort. Attirant. Apeurant. Enivrant.

Lorsque les portes s'ouvrirent, certains se précipitèrent à l'intérieur, comme s'ils allaient à un concert de leur star préférée et voulaient être sûrs d'obtenir la meilleure place. Ceux qui suivaient, derrière, plus lentement (ceux dont on ignorait toujours la raison de leur présence), ne pouvaient pas comprendre cette curiosité, cet engouement, qu'ils jugeaient presque malsains et tout au moins ridicule. Mais seuls les artistes peuvent comprendre les artistes. Pourtant, même ces derniers ne se doutaient pas qu'ils n'allaient pas être en mesure de comprendre ce qu'ils allaient bientôt voir...

Un cri retentit alors, strident, brisant le silence qui ne régnait en réalité qu'à moitié. Les visages se crispèrent, les corps se serrèrent, les expressions se firent inquiétantes et les yeux se croisèrent. Une femme petite et grasse déboula tout d'un coup d'un couloir, l'air complètement affolé.

« Mon petit Loulou ! Mon petit Loulou a disparu ! »

Fausse alerte. Tout à coup détendus les visiteurs reprirent leur chemin, la salle où l'exposition se tenait étant au bout du couloir se trouvant sur leur gauche. Personne ne fit attention à la pauvre femme qui cherchait son « Loulou ». Sans doute celui-ci devait être un animal de type rat ou furet, car elle ne cessait de regarder sous les meubles si elle le trouvait. Il pouvait aussi s'agir d'un enfant nain ou d'un manque d'intelligence provoqué par la stupeur (ou inné, remarque) de la part de la femme, mais la plupart des gens optèrent pour la solution de l'animal et s'éloignèrent. Autant d'égoïsme et de je-m'en-foutisme était habituel chez ces mammifères et personne ne sut jamais si elle retrouva son animal chéri.

Cet épisode fut vite oublié et les futurs spectateurs s'avancèrent vers la salle en question. Certains pariaient sur des tableaux représentants des scènes mythologiques où Mort régnait, d'autres sur des sculptures mettant en scène Athéna et Perséphone et cette idée faisaient naître en certains une sorte d'excitation. Deux déesses amoureuses, deux déesses plongeant dans l'intimité de l'autre... Cela faisait frémir tous ceux qui y songeaient. Mais ce frisson n'était rien comparé à celui qui allait bientôt suivre et qui parcourrait cette fois-ci l'assemblée entière. Pourtant quand le premier rang pénétra dans la pièce principale, on n'entendit aucun cri ni ne vit aucun frémissement. Un silence glacial s'empara du groupe. Si on suivait la pupille immobile du jeune garçon aux grosses lunettes qui se trouvait tout devant on pouvait voir une table remplie d'aliments plus appétissants les uns que les autres (du moins l'auraient-ils été dans un autre contexte). Naturellement, ce n'était point ces aliments qui provoquaient une telle frayeur. Il se trouvait qu'autour de cette table étaient disposés des corps, que la nudité n'avait pas l'air de gêner et qui semblaient encore transporter en eux la chaleur des vivants, bien qu'ils furent totalement immobiles et que leurs iris parurent vides. Ce qui fit la certitude de leur mort aux yeux du public était le sang qui envahissait leur chair. Certes, sang ne signifie pas toujours mort, mais du point de vue des personnes qui étaient là et dans ce cas présent, c'était pourtant bien le cas. À une extrémité de la table, un homme à la corpulence assez honnête avait le ventre ouvert, et ses boyaux reposaient sur l'assiette face à lui, autour de laquelle des couverts encore immaculés avaient été disposés. Invitation à la dégustation. Une dizaine d'autres personnes étaient autour de la grande table en bois massif. Contrairement à celui qui siégeait à la place du roi les autres n'étaient pas abîmés et il était difficile de déterminer d'où le sang qu'ils portaient provenait. La scène était immobile, comme figée, et pourtant l'on aurait dit un extrait tiré d'un film mis sur pause à un moment crucial. Ce moment où l'on a toujours quelqu'un qui sonne à la porte ou autre chose qui nous oblige à appuyer sur un bouton de la télécommande, non sans grommeler quelques insultes tout bas. Ce qui donnait cet effet était peut-être les verres que certains personnages tenaient à la main, comme s'ils s'apprêtaient à verser le délicieux nectar qu'ils contenaient entre leurs lèvres encore pulpeuses et d'un rouge profond. Peut-être était-ce sinon leurs positions... Tantôt appuyés sur leurs paumes, tantôt tendant un doigt vers un des autres protagonistes, tantôt ayant une expression amusée, tous paraissaient arrêtés en plein dans une action et aucun ne portait vraiment le visage d'un défunt. On aurait même dit que cette scène respirait la chaleur et la joie de vivre ! Seule une des jeunes femmes avait un air... Éteint. Sombre. Et méfiant. Celle-ci n'avait pas l'air de se sentir à sa place ici. Au fond de sa pupille pouvait se lire une peur incommensurable, mais on ne la détectait qu'en la regardant droit dans les yeux, car elle cachait bien ses sentiments. Et, dans cette pièce, personne n'osait en ce moment-même regarder un seul des humains droit dans les yeux. Personne ne vit donc ce visage, ce regard... Dans lesquels se cachait sans doute toute l'énigme que des policiers auraient bientôt à résoudre.

Elle s'appelait Ézéchiel.

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