concours Apocalypse 2012 "Faute de sauver le monde, sauve au moins ton couple""

antoine-lefranc

1 décembre



« Encore des dizaine de milliers de cadavres d’oiseaux ont été retrouvés un peu partout dans le monde pendant la nuit. Aux Etats-Unis, les services sanitaires s’activent jour et nuit pour nettoyer les rues jonchées de ces volatiles… »

-          Jéromine, tu veux bien éteindre cette radio s’il te plaît ?!

« La communauté scientifique est de plus en plus perplexe quant à ce phénomène déjà aperçu en janvier 2011, mais dans des proportions bien moindres. Cela fait exactement dix jours que les oiseaux s’écrasent inexplicablement en masse au sol dans toutes les grandes villes du monde. »

Emmanuel sortit du lit en maugréant. Jeromine avait du partir de l’appartement. Sans un mot, et surtout sans prendre la peine d’éteindre la radio de la cuisine. En temps normal, Emmanuel détestait déjà la radio au réveil. Il avait en effet la chance de faire des rêves généralement agréables quand il dormait. Aussi se réveiller au son de nouvelles au pire mauvaises, au mieux inintéressantes, était-il pour lui un atterrissage beaucoup trop douloureux. Un atterrissage moins mortel certes que celui des ces volatiles qui faisaient la une des médias depuis quelques jours, mais pas moins douloureux.

« Les autorités françaises insistent sur la nécessité de ne pas s’approcher des cadavres sans être parfaitement couvert. Bien que les tests pratiqués soient négatifs pour le moment, le risque d’une épidémie n’est pas totalement à exclure… »

« En tout cas, c’est qui est sûr c’est que ça a déclenché une épidémie de connerie» soupira Emmanuel en éteignant la radio.

Le trentenaire fit bouillir l’eau dans la cafetière, avant de s’apercevoir que Jéromine venait justement de finir le reste du sachet de café le matin-même. Emmanuel ne croyait que moyennement aux signes de fin du monde que chacun se plaisait à voir dans ces suicides volatils collectifs. En revanche il voyait clairement les signes de fin de vie de son couple.

Emmanuel jeta un regard par la fenêtre. Elle donnait sur la place Bellecour de Lyon. Une très belle et grande place, où siégeait la statue de Louis XIV, ainsi que la Grande roue installée pour la Fête des Lumières qui débuterait dans cinq petits jours. Mais bien peu de passants la traversaient ces derniers temps. La faute aux  oiseaux qui l’avaient élue piste de crash favorite. Ce qui était vraiment stressant dans cette hécatombe était que les oiseaux fonçaient littéralement vers le sol pour s’écraser. Un peu comme des kamikazes japonais. Les premiers jours, Emmanuel avait suggéré que c’était une opération communication décalée pour un jeu vidéo en vogue dont le but était de lancer des oiseaux avec un lance-pierres.

 Ça n’avait pas fait rire Jeromine. Contrairement au début de leur relation, ses blagues ne la faisaient plus rire, ou si peu. Etait-ce elle qui était devenu moins réceptive, ou lui moins drôle ? Sans doute les deux. Emmanuel tenta de chasser ses pensées moroses en croquant dans une tartine de confiture. Dehors les équipes de nettoyeurs s’activaient pour ramasser les oiseaux tombés durant la nuit. Il s’en écrasait de temps en temps, à intervalles  réguliers.

 Cet étrange phénomène faisait ressortir le spectre de l’apocalypse. Les gens avaient une envie subite de se convertir, de peur qu’il y ait vraiment quelque-chose dans le ciel, qui, en plus de faire paniquer les oiseaux, viendrait nous juger d’ici peu. Quand il voyait tous ces oiseaux tomber, Emmanuel, lui, ne désirait en rien sauver son âme ; tout cela lui donnait juste envie de manger un bon poulet frites.

Emmanuel passa dans la salle de bains pour se faire couler un bain chaud. Tant pis pour l’écologie. Si tout devait effectivement disparaître, autant profiter des ressources épuisables et ne pas les laisser à nos enfants qui n’auront pas le temps de voir le monde. Emmanuel caressa sa barbe de trois jours et médita quelques instants. Dans l’Antiquité, les  notables romains qui se savaient condamnés à mort se suicidaient dans les thermes, en s’ouvrant les veines. La chaleur les empêchait de ressentir la douleur et ils quittaient ce monde en douceur...

Emmanuel se releva brusquement du bain. Le voilà qui commençait à être contaminé par les envies suicidaires des volailles ! Non, il n’allait pas s’abattre sur le sol, et encore moins se laisser abattre. Il ne se voyait pas sauver le monde, mais il pouvait au moins sauver son couple. Il fallait qu’il se bouge.  Sortir du bain était une bonne première étape.

Armé de son duffel-coat pour combattre le froid mordant de décembre, Emmanuel s’engagea avec détermination dans la rue Victor Hugo. L’écrivain barbu n’avait pas beaucoup écrit sur la fin du monde. Il s’était contenté de parler du « char formidable de l’Apocalypse » pour décrire un convoi de forçat dans les Misérables. Emmanuel avait toujours été passionné de littérature. Mais lire n’était pas une activité rentable, alors il était devenu commissaire aux comptes. Des chiffres, des chiffres, encore et toujours des chiffres, tout ça pour pouvoir en déposer quelques-uns sur son compte en banque. Cela faisait trois jours que Emmanuel n’était pas retourné travailler, et il ne savait pas s’il aurait le courage d’y retourner un jour. Personne au bureau ne s’en était apparemment inquiété : il faut dire qu’on était enpériode creuse.

 Quand Emmanuel était rentré trois jours plus tôt en annonçant à Jéromine qu’il ne comptait pas retourner travailler le lendemain, il s’était attendu à ce qu’elle saute de joie, ses jolis yeux verts pétillant à nouveau comme avant, elle qui lui reprochait tant d’être trop pris par son travail et de s’être amolli. Mais c’était l’effet inverse qui s’était produit. Elle avait fait la moue, puis lui avait reproché son manque de courage et le ton était monté. Creusé par trois ans de vie commune, un fossé d’incompréhension les séparait aujourd’hui.

Comme la plupart des rares autres passants, Emmanuel levait la tête en l’air, soucieux de se prémunir contre l’attaque d’un pigeon qui aurait jeté son dévolu sur sa personne en guise d’ultime point de chute.  

BAM

Le choc propulsa Emmanuel à terre. Il venait de percuter un homme vêtu d’un imperméable gris du meilleur goût, qui lui s’était retenu à un lampadaire pour ne pas tomber.

« Vous pouvez pas regarder devant vous ? » vociféra celui-ci, tout en tendant néanmoins la main pour aider Emmanuel à se relever.

« Excusez-moi, je préférais regarder en l’air. C’est de là que le danger vient en ce moment » répliqua Emmanuel.

« Vous n’avez rien à craindre des oiseaux, croyez-moi. Le danger vient certes du ciel, mais de bien plus haut. »

« Encore un illuminé » pensa Emmanuel. Dès le début de l’hécatombe, des groupuscules s’étaient formés et leur nombre d’adeptes avait rapidement cru, alimentés par les réseaux sociaux. Tous les courants étaient représentés. Si tous s’accordaient pour dire que c’était bien un signe qui nous était envoyé, chacun avait son propre pronostic sur la suite des évènements. Pour certains c’était un simple avertissement, pour d’autres c’était le prélude à l’apocalypse et à la destruction de la Terre. Certains se positionnaient dans le milieu de gamme en pronostiquant un changement d’ère. L’origine du message faisait également débat. « C’est la terre qui nous avertit », affirmaient les écolos new-age. « Dieu qui refait le coup du déluge, mais dans une version plus aérienne» disaient les mystiques. 

Mais c’était surtout sur les moyens à mettre en œuvre pour endiguer ce phénomène que l’on n’arrivait pas à se mettre d’accord. Suivant leur courant, les écolos préconisaient au choix un arrêt total du nucléaire, des relais téléphoniques, de tout ce qui nécessitait une énergie non 100 % naturelle… voire un arrêt total de tout tout court, pour les plus acharnés. Les mystiques eux préconisaient un salut par la prière. Déjà les agences de voyages étaient assaillies par des commandes massives de billets d’avion à destination de la Mecque, du Vatican, de Jérusalem, du Népal, et même du Mexique, pour ceux qui s’attendaient à ce que tout débute, ou plutôt finisse, du côté des Mayas. Enfin certains se voulaient résignés, et appelaient à accepter notre destin, tranquillement. Emmanuel était lui sans opinion sur la question, mais n’hésiterait pas à approuver toute création de groupuscule qui préconiserait d’aller acheter de quoi confectionner un super repas pour se raccommoder avec sa moitié.

Emmanuel prit rapidement congé, de peur que le passant ne tente de l’évangéliser à une quelconque cause. Arrivé au Super U, il fit ses courses, paya, refusa de prendre une carte de fidélité. La caissière ne rigola pas à sa blague selon laquelle cela faisait 28 ans qu’il n’était pas fidèle, il n’allait pas tout gâcher 20 jours avant la fin.

Le soir venu, le deux pièces était parfaitement rangé, nettoyé de fond en comble. Une bougie était allumée, et une douce musique Jazz emplissait la pièce. L’ambiance sonore permettait de couvrir le bruit atroce d’un éventuel crash d’oiseau non loin de la fenêtre, bruit qui risquait quelque-peu de ternir l’aspect romantique de lasoirée. Le plat préféré de Jéromine, un osso bucco de veau, mijotait depuis 45 minutes en cuisine.  Tout semblait parfait. Sauf que Jéromine n’était toujours pas rentrée, et qu’il était bientôt vingt heures, elle ne rentrait habituellement jamais après dix neuf heures.

L’impatience de Emmanuel céda peu à peu à l’inquiétude. Trente minutes passèrent, et Lou Rawls avait beau donner son meilleur jazz, Emmanuel ne tenait plus en place. Le four était éteint, mais pas son angoisse.  

Enfin Jéromine rentra. Elle avait l’air en état de choc. Et ce n’était visiblement pas à la vue de la table du dîner.

« Jéromine, tu vas bien ? Je commençais à m’inquiéter » débuta Emmanuel, ne sachant pas trop s’il devait être soulagé que Jéromine soit revenue saine et sauve, ou s‘il devait s’inquiéter de l’expression bouleversée de son visage.

 « Mais… tu n’es pas au courant ? On ne parle que de ça ! » lui lança-t-elle. C’est seulement à ce moment là qu’elle sembla remarquer l’état impeccable et soigné de l’appartement.

Son visage prit alors une expression d’exaspération

« Mais tu es vraiment hors du monde mon pauvre, le ciel te tombe sur la tête et toi tu fais comme si de rien n’était ! Tu ne peux pas continuer à nier l’évidence/la réalité comme ça Emmanuel. En tout cas moi je ne le peux pas ! »

Avant que Emmanuel n’ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, Jéromine partit en claquant la porte. C’était au tour de Emmanuel d’être bouleversé. Il resta interdit, entre colère et désespoir, pestant contre lui-même, contre elle, contre ces satanés piafs. Enfin il se décida à allumer la radio, ce qu’il avait soigneusement évité de faire de toute la journée. Il avait traité la télé du salon et son ordinateur avec le même dédain. Hélas, c’est justement parce qu’il ne se souciait pas des nouvelles que Jéromine lui causait tant de soucis.

« Le gouvernement recommande à tous les citoyens de garder leur calme et à ne pas céder à la panique. Toutefois c’est toujours le flou total concernant les circonstances de ce phénomène jamais observé auparavant. Les scientifiques sont formels : c’est la première fois dans l’histoire de la planète qu’un incident d’une telle ampleur se produit… »

Emmanuel perdit patience et alluma la télé pour savoir de quoi il en retournait. Il regretta aussitôt. Les images lui glacèrent le sang.


2 décembre

Apocalypse signifiait révélation. Emmanuel ne savait pas si ce qu’il avait vu à l’écran la veille était un prélude à la fin du monde, mais en tout cas il en avait eu une sacrée, de révélation. Emmanuel avait découvert que les poissons n’aimaient plus l’eau. Les images diffusées à la télé de ces bancs de poissons morts retrouvés à la surface avaient quelque-chose de saisissant. Leurs yeux écarquillés, leur bouche ouverte... leurs cadavres reflétaient une expression d’indicible terreur. Qu’est-ce qui avait bien pu les faire remonter à la surface et les pousser à crever d’asphyxie ? Emmanuel avait été tellement bouleversé qu’il en avait oublié la fuite de Jéromine.

Emmanuel avait craqué, et écouté les bulletins d’information une bonne partie de la nuit. Les scientifiques étaient formels : il ne s’agissait en rien d’un changement de la nature de l’eau, que ce soit au niveau de sa composition ou de sa température. D’abord les oiseaux, ensuite les poissons… au train où les espèces animales périclitaient, ce serait bientôt l’espèce humaine qui appellerait à l’aide comme semblait le faire ces dizaines de milliers de poissons retrouvés morts dans les mers et océans du monde entier.

Emmanuel se leva et regarda l’heure qu’indiquait le réveil. Dix heures dix. Jéromine n’était pas rentrée. Elle avait dû passer la nuit chez son amie Laurianne, à l’autre bout de Lyon.  Pour y voir plus clair, Emmanuel décida d’aller se faire un café. Puis se rappela qu’il n’y en avait plus de café depuis hier. Il regarda par la fenêtre. Les oiseaux avaient continué leur sport macabre durant la nuit, à en juger par le camion des services sanitaires stationnant sur la place. Les oiseaux ne semblaient pas décidés à laisser totalement la vedette aux espèces aquatiques.

A la radio, le ministre de l’agriculture et de l’agro-alimentaire avait fait savoir que dans un avenir proche, les quotas de pêche pour certaines espèces allaient être sévèrement limités afin de ne pas mettre en péril leur survie. L’expression « dans un avenir proche » rassura Emmanuel. Les officiels faisaient donc comme si il n’y avait pas de corrélation entre les suicides massifs des espèces et la fin du monde était inexistante.

Le comité national des pêches avaient vivement protesté, arguant que le manque à gagner dû à cette subite envie d’aller mourir au soleil chez les poissons était déjà très préjudiciable, et qu’un abaissement des quotas allait mettre en péril l’ensemble de la profession. Un de leurs représentants était d’ailleurs l’invité de France Inter ce matin. C’est bien, ça permettait d’occuper le terrain et de distraire les gens. Emmanuel se demandait même si le gouvernement n’avait pas juste mis le sujet des quotas sur la table uniquement afin que les mots « quotas de pêche »  grignotent des parts de marché à « fin du monde imminente» sur les moteurs de recherche internet.   

Un bain chaud et un enfilage de duffel-coat plus tard, Emmanuel s’en alla en quête de café. Il constata avec plaisir que les cadavres de volatiles éparpillés étaient bien moins nombreux que la veille. Il y avait donc du mieux. Restait à savoir si les pulsions suicidaires avaient quitté les oiseaux, ou si le moindre nombre de cadavres ne s’expliquait pas mathématiquement par le fait qu’il ne restait plus beaucoup de spécimens vivants pour aller se fracasser.

Le serveur du café de la République qui lui apporta son double expresso sur la terrasse était impeccable. Pas le moindre froissement sur sa chemise, pas le moindre épi dans sa coiffure, pas le moindre sourire sur son visage. Il continuait à jouer son rôle et à respecter à la lettre  toutes les traditions du métier. Peut-être parce qu’il était convaincu que non le monde n’allait pas s’arrêter le 21 décembre. Ou alors il souhaitait que les archéologues extra-terrestres chargés d’explorer notre planète ravagée d’ici quelques millénaires, s’ils retrouvaient sa trace, puissent témoigner que les garçons de café, par leur mise exemplaire, étaient sans nul doute les piliers de la société humaine.

Le double expresso avait fait du bien à Emmanuel. Il avait les idées plus claires. Il savait ce qu’il devait faire. Appeler Laurianne. Mais il ne parvenait pas encore à s’y résoudre. Le serveur apporta un deuxième expresso. Bien court. Emmanuel appela. Laurianne décrocha. Non, Jéromine n’était pas passée chez elle hier soir. S’étaient-ils disputés ? Emmanuel se contenta de répondre qu’il n’était pas nécessaire d’utiliser la forme pronominale : il était plus exact de dire qu’elle l’avait disputé tout court. Emmanuel raccrocha après avoir fait promettre à Lauriane de le contacter si Jéromine pointait son joli minois chez elle. Emmanuel était finalement plutôt soulagé qu’elle ne soit pas aux côtés de Laurianne. Deux cafés étaient suffisants pour avoir le courage d’appeler Laurianne, mais bien trop peu pour se confronter avec Jéromine, fut-ce par téléphone.

Le café de la République faisait face à l’Hôtel-Dieu, dont l’édifice actuel datait du XVIIIème siècle. Le portail était grand ouvert, Emmanuel pénétra dans la cour. Une croix de pierre était présente au centre. C’est là qu’à l’époque le prêtre célébrait la messe chaque matin. Tous les malades y assistaient depuis les fenêtres des bâtiments encerclant la cour, dans l’espoir d’être touché par la clémence divine. Il n’y avait plus de prêtre pour assurer le moindre spectacle depuis bien longtemps. Plus de malade non plus. Le centre hospitalo-universitaire avait été racheté par un grand groupe hôtelier et était depuis le début de l’année en plein travaux pour être reconverti en palace cinq étoiles. Les pauvres malades avaient été chassés par les riches  bien-portants. La loi du marché avait supplanté la loi de Dieu. Peut-être que ce retournement des forces justifiait la fin de notre monde.

Emmanuel quitta la cour et décida de marcher au hasard des rues. Peu lui importait cette Clémence divine : lui voulait juste sa jolie Jéromine. Ou avait-elle bien pu aller ? Emmanuel n’avait ni le numéro, ni l’adresse précise de ses connaissances. 

Emmanuel le reconnut presque aussitôt grâce à son imperméable gris. L’homme qu’il avait percuté hier, rue Victor Hugo était apparu au détour d’un croisement. Lui aussi marchait dans la rue, et vu le sourire qu’il lui afficha, il semblait lui aussi l’avoir reconnu.

« Monsieur bonjour. Désirez-vous me percuter encore aujourd’hui, ou juste me serrer la main ? » lui dit très poliment le monsieur quand il fut à sa hauteur, un sourire radieux aux lèvres.

« Bonjour » lui répondit Emmanuel, mais sans lui tendre la main. Après un court instant d’hésitation, et sans doute encouragé par le sourire persistant de son interlocuteur, Emmanuel se résolut à poursuivre :

«  Dites, vu que vous semblez un assidu des rues lyonnaises, vous n’auriez pas croisé hier soir ou ce matin une jolie brune aux yeux verts, petite, affichant un air fâché ? »

Il y avait une chance infime pour que le passant lui réponde par l’affirmative. Mais Emmanuel jouait de malchance depuis deux jours, il était donc normal qu’il soit un peu chanceux par moments, pour compenser. Il pensa cependant aussitôt que dans un monde où les oiseaux et les poissons mourraient inexplicablement, le mot « normal » n’avait que peu d’emprise.

« Non, je suis désolé monsieur. » Lui répondit le passant, en affichant un air profondément navré.

« Tant pis… je vous dis sans doute à demain alors, monsieur. » dit Emmanuel en le saluant d‘un signe de tête et en poursuivant sa route.

« En revanche… »

Le passant venait de prononcer ces deux mots alors qu’Emmanuel s’était déjà éloigné de deux pas.

Emmanuel tressailli et se retourna, l’air interrogatif, mais dévoré par la curiosité.

« En revanche » continua l’homme « j’ai croisé une jolie brune aux yeux verts, petite, mais affichant un air triste, pas fâché. Ça vous intéresse ? »

Emmanuel prit cette fois-ci le temps de détailler le visage de celui qui s’avérait être un vrai petit plaisantin. Il avait les tempes grisonnantes, les yeux bleu clair. Une fine moustache grise. Emmanuel lui donnait la soixantaine. L’âge où on  en a assez d’être sérieux et où on aime bien blaguer visiblement.

« Vous l’avez croisée où et quand, exactement ? » demanda Emmanuel, qui sentait dans sa gorge l’espoir venir remplacer l’irritation.

« A l’amphithéâtre de l’auditorium. Hier soir, vers dix heures. Elle est partie à la fin de notre assemblée. »

« Ça y est, nous y voilà » pensa Emmanuel. ‘Ce type me raconte n’importe quoi pour m’enrôler dans un mouvement d’illuminés ». Emmanuel admettait difficilement que Jéromine se soit rendue à une quelconque « assemblée », pour reprendre les termes pompeux du vieil homme. Mais Emmanuel admettait également difficilement que Jéromine l’ait planté alors qu’il avait préparé un délicieux osso bucco qui séjournait toujours dans le four. Tout était donc possible.

« Et je suppose que vous m’invitez chaudement à votre assemblée de ce soir où mon amie que vous avez soi-disant vue sera certainement, mais qu’en échange vous demandez des droits de cotisation mirobolants ? C’est quoi le nom de votre confrérie d’ailleurs ? »

« Vous supposez bien, mais en partie seulement. Je vous invite chaudement, et ceux nous rejoignant le premier soir viennent souvent les jours suivants. Mais je ne vous demande rien. Quant au nom, et bien nous n’en avons pas. Nous ne sommes d’ailleurs pas une confrérie, mais plutôt un club de réflexion. » lui répondit avec malice le monsieur, qui ne semblait nullement désarmé par le ton un peu agressif d’Emmanuel.

Emmanuel se trouvait légèrement désemparé. Il s’était juré de se tenir à l’écart de ces groupuscules mystiques, qui étaient des oiseaux de bien plus mauvais augure que les piafs suicidaires. Mais si cela lui permettait de retrouver Jéromine… et puis, ce serait une belle preuve d’amour, que de lui prouver que pour elle il était prêt à affronter une bande d’illuminés.

« Et en supposant que je vienne, il faudrait y être pour quelle heure ? Minuit, pour faire mystique, je suppose ? » répliqua Emmanuel dans une ultime raillerie.

« Non, minuit, c’est bien trop tard. Je tiens à pouvoir me lever le lendemain pour pouvoir discuter de bon matin avec des gens de mauvais poil comme vous. Venez donc pour 20 heures. Et n’hésitez pas à apporter quelque-chose à manger. On fait un buffet pour débuter. »

« Vous aimez l’osso bucco ? » demanda Emmanuel, instinctivement.

« J’adore ça. » Lui répondit l’illuminé. « A ce soir, donc. »



3 décembre

Une grande douleur lui paralysait le bas du dos. Emmanuel se réveilla en gémissant. Qu’est-ce qui lui avait pris aussi de dormir sur un canapé ! « Minute, qu’est-ce que c’est que ce canapé ? Pourquoi je ne suis pas chez moi ? » se demanda-t-il aussitôt. Emmanuel mit quelque-temps à se rappeler la raison de son séjour dans ce canapé Ikéa.

« Bien dormi Nicolas ? Un café pour faire taire la gueule de bois ? »

Un visage jovial venait de faire irruption dans le salon où Emmanuel reprenait ses esprits. C’était un homme d’une vingtaine d’années, en jean et t-shirt. Mais aux yeux d’Emmanuel, ce qui importait le plus était ce que le nouvel arrivant tenait à la main : une cafetière remplie et fumante.

Emmanuel accepta avec un sourire la tasse tendue et après une gorgée, put se remémorer dans les grandes lignes sa soirée et sa nuit, et surtout la raison pour laquelle ce type l’avait appelé Nicolas. 

Comme convenu, après avoir erré en ville toute la journée de la veille et tenté vainement de rappeler Jéromine, il s’était pointé, à 20 heures à l’Auditorium, le cœur nourri du fol espoir d’y apercevoir Jéromine. Il fut vite déçu : elle n’était pas parmi la cinquantaine de paumés présents. Le vieux passant rencontré le matin ne l’avait pas trompé : il y avait bien une fille ressemblant à Jéromine, mais ce n’était définitivement pas elle. Emmanuel avait été pris d’envie de rebrousser chemin, mais le sentiment de solitude éprouvé toute la journée était devenu pesant, et il ne se sentit pas le courage de rebrousser chemin, ni de manger seul l’osso bucco tiède qu’il tenait dans la main.

Deux tables à tréteaux étaient installées au centre de l’amphithéâtre de béton. Des victuailles diverses étaient posées dessus. Une sono retransmettait la musique lancinante et légèrement groovy de Melody gardot. On se serait cru à une kermesse, mais sans chamboule-tout. Les occupants de l’amphithéâtre étaient occupés à discuter par petits groupes, debout ou assis sur les marches. Emmanuel s’approcha timidement de la table pour déposer son osso bucco. Les personnes dont ils croisaient le regard lui souhaitaient toutes un bonjour chaleureux, puis retournaient à leur conversation. Emmanuel ne savait pas trop quoi faire. Se poster au centre et faire une annonce publique pour demander si par hasard quelqu’un avait croisé Jéromine ? En profiter en même temps pour avertir que l’Osso bucco allait vite refroidir ?

« Content de vous revoir, monsieur… ? »

Le vieil homme rencontré le matin se tenait en face de lui grignotant une part de cake. Emmanuel fut quelque-peu déçu : il ne portait pas de cape de gourou, juste son immuable imperméable.

« Nicolas. » lâcha Emmanuel, sur ses gardes. « Vous m’expliquez le concept de vos soirées alors ? Le but c’est quoi ? Attraper une pneumonie en passant la soirée dehors afin de mourir avant la fin du monde ? »

« Oh, il y a plus rapide que la pneumonie pour mourir, vous savez. » répondit le vieil homme en sortant de sa poche un opinel.

Emmanuel eut un mouvement de recul, mais son interlocuteur lui tourna le dos en pouffant de rire pour découper une part d’osso bucco qu’il mit dans une assiette en carton et dégusta à l’aide d’une fourchette en plastique.

Emmanuel se sentit très bête d’avoir eu une telle frayeur. Debout face à lui, le monsieur mâcha son Osso bucco quelques instants avant de reprendre la parole.

« Vous êtes un vrai cordon bleu. C’est excellent. Et c’est un vrai compliment que je vous fais. Ce n’est pas le premier osso bucco que je mange, croyez-moi »

« Mais c’est peut-être le dernier. » répliqua amèrement Emmanuel

« Laissez-moi vous expliquer le but de ces réunions. » enchaîna l’amateur d’osso bucco, ignorant la remarque d’Emmanuel. « Je me nomme Jean Lelièvre, et suis prof de philo à la retraite. Lorsque nos amis les oiseaux ont commencé à se crasher pour, pardonnez-moi ce trait d’esprit, s’envoler vers d’autres cieux, j’ai constaté avec déplaisir la résurgescence de comportements déplaisant chez la plupart de mes contemporains. Fanatisme, création de sectes d’illuminés plus ou moins violentes… tout cela me navrait. Alors il y  a une semaine, j’ai décidé de créer cette petite assemblée afin que tous ceux craignant les évènements actuels puissent se retrouver pour échanger et passer un bon moment ensemble. Afin aussi de communiquer nos peurs et nos angoisses sans sombrer dans la folie et la paranoïa ambiante. Avouez tout de même que c’est plus sympathique que de se terrer chez soi. »

Au vu de son long discours, il devait être rasant quand il exerçait en tant que prof de philo. Mais Emmanuel l’avait écouté attentivement, et était finalement convaincu que ce ne pouvait pas être un mauvais bougre. Quelqu’un qui le complimentait sur son osso bucco ne pouvait de toute manière pas être totalement dénué de bon sens. En berf, son mouvement s’apparentait à celui pacifique des indignés, sauf que eux s’indignaient juste contre eux qui s’indignaient trop violemment.

« En somme votre devise, ce pourrait être : « on a vécu seul, on meurt ensemble » ? »

Le professeur rit aimablement.

« Oui, c’est mon côté stoïcien. Et puis comme je suis aussi épicurien je tiens à ce buffet » répondit le professeur en lui tendant une part de cake. 

Le retraité volubile le présenta ainsi à quelques personnes assises au premier rang de l’amphithéâtre. Emmanuel, ou plutôt « Nicolas » échangea ainsi avec Sophie, la brune aux yeux verts à cause de laquelle il s’était déplacé jusqu’ici, et Marc, un grand gamin de vingt ans. Marc avait croisé monsieur Lelièvre en sortant de la fac de Lyon II, lorsqu’il avait décidé que si le monde devait effectivement être détruit d’ici peu, alors décrocher une licence de lettres modernes ne lui apporterait pas grand-chose. Déjà qu’en temps normal ce n’était pas de première utilité…

Sophie, elle était venue ici grâce à un ami facebook qui lui en avait parlé alors qu’elle était totalement déboussolée : trois jours plus tôt, son copain avait quitté leur appartement en lui annonçant qu’il rejoignait l’importante communauté des « frères de l’apocalypse », ce groupuscule violent se revendiquant chrétien et appelant à la rémission des péchés, et surtout à la destruction de tout ce qui était selon eux impie.

 Ce mouvement, qui s’étendait à l’échelle nationale et avait quand même plus d’un million de fans sur sa page facebook, s’était ainsi attaqué en bandes à coups de cocktail Molotov à des locaux d’association d’homosexuels, des mosquées, des galeries d’artistes accusés de représenter des œuvres blasphématoires… , pensant que cela apaiserait le courroux du Très Haut. Si ces abrutis, facilement reconnaissables à leur robe de moine qu’ils portaient dans la rue, semblaient craindre la justice divine, ils semblaient en revanche marcher sur la justice des hommes, qui était impuissante à endiguer leurs exactions. Le Vatican avait beau condamner et menacer d’excommunication ses membres, le mouvement grandissait de jour en jour, mais heureusement n’était pas encore très visible à Lyon.

Après avoir grignoté et discuté en vrac sur la bêtise humaine, la saison actuelle de l’Olympique lyonnais, la mort des poissons, le métier d’auditeur, et alors que les convives s’en allaient tous peu à peu, Marc, Sophie et « Nicolas » aidèrent au rangement et décidèrent d’aller finir la soirée dans un bar où Marc avait ses habitudes. Emmanuel avait passé une bonne soirée et au moment de la fermeture du bar, avait accepté l’invitation de Marc de dormir chez lui. Il n’avait pas le courage de rentrer chez lui, et encore moins de se confronter  à l’appartement déserté par Jéromine.

En ce samedi matin 3 décembre, Emmanuel se trouvait donc dans le studio d’un étudiant faisant l’école buissonnière, et occupé à siroter un café. Il n’était pas plus avancé qu’hier. Il essaya machinalement de téléphoner à Jéromine, mais celle-ci ne répondait toujours pas. Emmanuel remercia chaudement Marc pour l’hospitalité, et en guise de cadeau lui avoua qu’en réalité il s’appelait Emmanuel. Marc rigola de bon cœur, et lui demanda s’il comptait revenir à l’amphithéâtre ce soir. Emmanuel répondit « peut-être », tout en pensant « non ».

Emmanuel était rentré chez lui. Les oiseaux avaient définitivement cessé de tomber. Qui sait, une bonne nouvelle en entraînant une autre, peut-être que Jéromine l’attendrait à l’appartement ?

L’appartement était toujours aussi vide. C’en était presque aussi déprimant que les nouvelles à la radio qui annonçaient des soulèvements de population ici et là, et qui pouvaient s’expliquer par ceci et par cela. Pour contrebalancer, Emmanuel décida lui de ne pas se soulever de son canapé de la journée, ce qu’il réussit sans aucun mal en s’assoupissant.

Il était 19 heures quand Emmanuel se réveilla en sursaut. Il avait dormi toute la journée, tel un mammifère en hibernation. Pris d’un soudain surcroît d’énergie, il décida qu’il devait faire quelque-chose. Il ne savait pas quoi, mais il se devait d’agir. Après une douche et dix minutes à tourner dans l’appartement comme un lion en cage, Emmanuel se résolut à sortir.

Quarante minutes plus tard, il était de nouveau à l’Auditorium. Statistiquement, il aurait plus de chance de trouver Jéromine dans un lieu fréquenté que dans un lieu désert, la foule attirant la foule. Voilà un argument qui justifiait sa présence à l’Auditorium ce soir. Ah, et puis Marc et Sophie étaient de compagnie agréable. Enfin, dernière raison, et non des moindres : le réfrigérateur d’Emmanuel était vide.

Jéromine n’était pas là. Mais le buffet était dressé. Et Sophie l’accueillit avec un sourire chaleureux. Et Marc le salua en lui demandant si comme pour lui, la fin du monde lui procurait une faim de loup. Emmanuel rit de bon cœur. La soirée fut agréable, Emmanuel passa son temps entre s’empiffrer au buffet, plaisanter avec Marc et Sophie et écouter le professeur Lelièvre parler d’eschatologie.   

Et puis il y eut un grand bruit au loin. Comme une explosion, suivie de cris. Tout le monde s’arrêta net dans ses conversations et même Emmanuel stoppa sa dégustation de gougères au comté. Un nouveau bruit, plus proche, se fit entendre. Cela semblait venir du centre commercial de la Part-Dieu, situé à cinq cent mètres de là.

Comme d’autres, Emmanuel monta les marches de l’amphithéâtre et fut saisit par ce qui était pour le coup vraiment un spectacle d’apocalypse. Une aile entière du centre commercial brûlait. Des hommes, tout de noirs vêtus aux visages masqués par une cagoule s’enfuyaient et passèrent devant lui. Emmanuel n’essaya pas de leur bloquer le passage. Cela faisait bientôt 28 ans qu’il n’était pas un héros, il n’allait pas commencer aujourd’hui. Ça devait être ça ce qu’on appelle avoir de la cohérence interne. En le dépassant, un homme lui remit un tract. « En plus ils ont une bonne relation client » pensa Emmanuel. Avant de s’enfuir, il prit le temps de lire le tract : « Continuez à consommer et vous serez consumés ». Pas mal comme accroche. Rime pauvre, mais efficace.

« Mains en l’air, vous êtes en état d’arrestation ! »

Emmanuel se retourna. Quatre CRS, matraque sortie, se tenaient à cinq mètres de lui. Manifestement, il allait devoir reporter la lecture du tract.  

  • Très bonne contribution au concours. Juste ce qu'il faut de mystères, de questions sans réponses et d'humour. Ça marche bien.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

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