Dernier Modèle

Claude Zsurger

DERNIER MODELE

Je n’ai pas toujours été comme ça. Je veux dire, morte et rongée jusqu’à l’os par les larves du grand sarcophage. Il fut un temps où j’étais belle à damner un saint, et où j’écumais les terrasses à la recherche du pigeon à plumer. Il s’en trouvait toujours un prêt à se fendre d’un ou deux billets pour m’aider à remonter la pente. Et je savais exactement comment faire pour émouvoir ces messieurs, pour leur donner envie de me « découvrir ».

-         Vous êtes une véritable artiste, mademoiselle, pourquoi perdre votre temps et votre talent à faire le portrait des touristes, laissez-moi vous aider à devenir quelqu’un !

-         Pour l’instant, ce qui m’aiderait, ce serait que vous arrêtiez de bouger, si vous voulez que je termine votre portrait.

Et je pouvais facilement me faire jusqu’à 200 par jour, lorsque j’étais en forme. Même défoncée, j’arrivais à assurer. Ca n’est pas difficile. Quand on a capté les règles élémentaires du dessin, on ne peut pas les oublier : au contraire, elles s’imposent à vous. Autodidacte, je m’étais fait les miennes et elles se résumaient à peu de choses.

Il y avait le sens, qui comprend tout ce qui vient fendre l’espace, et son inverse, tout ce qui le replie. A l’intérieur du sens se loge la notion de gauche et de droite, par exemple. Quand on a le sens, on a celui de l’orientation, évidemment. Et je ne me suis jamais perdue, sauf la fois où mes égarements m’ont conduit où je suis aujourd’hui. Immobile et froide, dans un bois.

Il y avait le compte. Ces chiffres silencieux qui s’additionnent, se soustraient, divisent et multiplient en permanence l’espace pour que règne la trigonométrie visuelle de ceux qui on le compte. En découlait l’extrême pertinence des proportions dans mes dessins et mes peintures.

Il y avait la charge. Tout ce qu’on injecte dans le piston du trait, et qui fait trace. Lorsqu’on maîtrise la charge, on a l’impression de chevaucher un pur-sang. L’encre peut jaillir en aplats et se réduire en fils de soie l’instant suivant. Le graphite peut envahir la page en quelques traits et s’attarder dans la foulée sur un semis plus fin qu’un voile.

J’avais le sens, la charge et le compte. Ces trois-là suffisent pour faire de vous quelqu’un de brillant. Mais ils ne suffisent pas pour faire de vous une artiste.

Car venait enfin le feu et je ne l’avais pas.

Je savais qu’il existait pour l’avoir entrevu chez certains. Il y avait même eu ces jours bénis où je l’avais senti en moi, quelques instants. Mais quoi que je fasse, il refusait de m’habiter durant des périodes assez longues pour que j’en tire un quelconque parti. Alors, je végétais avec mes petits portraits et lorsque les flatteurs débarquaient, je m’en sortais toujours par une pirouette. Mon business aurait pu continuer longtemps, d’autant qu’il faut que je confesse qu’il allait de pair avec un autre commerce : lorsque le dessin ne suffisait pas à couvrir mes besoins, il m’arrivait de vendre mon corps. Je vous ai dit que j’étais belle, et il faut que je m’étende un peu là-dessus, aujourd’hui que la vermine a largement prélevé sur mon cadavre sa part de ce qui faisait craquer les mecs lorsque je me penchais sur eux. Ce qui leur traversait l’esprit quand ils me regardaient avait le goût de l’eau qui vous vient à la bouche. Je savais instinctivement quelle inflexion donner à ma poitrine, à mes cheveux ou à mon cul, pour instaurer la convoitise. Mes traits étaient semblables à mes dessins, d’une douceur acérée : mes pommettes saillaient, mes seins pointaient, et le rideau flamboyant de mes cheveux acajou s’ouvrait sur deux grands yeux verts qui avaient faim. Parlons un peu de ce qui venait ternir ce tableau idyllique : j’étais folle, pute et camée. Bon, en fait, je n’excellais dans aucune de ces trois disciplines. C’est vrai qu’il m’arrivait de consommer des drogues au point de ne plus savoir qui j’étais, ni quel était le fumier qui m’avait fourrée toute la nuit, mais dans l’ensemble je ne ressemblais pas à une de ces loques qui traînent près des gares. D’abord, j’avais mon job, mon carton, mes pastels et mes gouaches. Ensuite, le tapin, ce n’était que lorsqu’un mec me branchait suffisamment pour que je le laisse me payer du matos ou des fringues. Enfin, parlons de la folie. Ces petits écarts. Des sortes de blancs. Pas vraiment des absences, parce que je les ai savourés comme de délicats brandons du feu tellement convoité. Le bruissement de l’ego qui tressaute sur une plaque tectonique, une odeur de goudron animal submergeant celle douceâtre de la salive, et dans un serrement de mâchoires, une autre moi-même qui prends les commandes : c’était géant. Ce double de moi était un peu la somme de mes peurs transformées en rires, lorsqu’elle tenait le gouvernail. C’est elle, bien sur qui savait invoquer le feu. Et c’est à cause d’elle que j’ai perdu la vie.

Ce jour-là, la ville était cernée par les nuages noirs d’un orage qui refusait d’éclater, et soumettait les passions à la pression d’un autoclave. J’avais soif. Ce n’était pas un jour pour peindre, car je sentais mon talent fragmenté, comme rempli d’échardes. Ce n’était pas non plus un jour pour vendre mon cul. De la limaille engorgeait mes envies et c’est là, comme une fleur, que l’autre moi s’est pointée, prête à tout pour attiser. Attention, je me suis dit. Aujourd’hui, c’est différent. On passe à la vitesse supérieure. On s’autorise une petite virée dans le crime. Et comme si j’avais fait ça toute ma vie, je me suis mise en chasse. J’ai traqué une proie facile. Je n’avais même pas besoin de ce que j’allais exiger sous la menace de ma lame. C’était juste histoire de sentir l’odeur de la braise, du caoutchouc qui fond … Toute cette ménagerie intérieure du fruit défendu. Euphorique, j’ai remonté le boulevard qui mène à la mer. Je savais que sur la jetée, je trouverais un de ces passants dodus qui s’attardent. Et effectivement, il était là, propre sur lui, plus l’air d’un mouton que d’un cador. Sans lyrisme inutile, et sans me soucier d’un quelconque public, je lui ai assené le couplet du fric qui doit changer de poches. La main sur la lame, je menais notre couple au rythme d’un joli pas de deux, lorsque les nuages se sont écartés un instant. Alors, un rayon de lumière est venu donner à mon inconnu le visage de quelqu’un. Et pour la première fois, j’ai compris la douleur qu’engendre une extrême convoitise : aussi précieuse et dérangeante que le mirage d’un lac dans le désert. L’inconnu était pareil au frère que je n’avais jamais eu, il écrivait avec ses traits l’histoire de mon âme. Je voulais son visage. Pouvoir le saisir dans la peinture et transcrire l’épiphanie de sa physionomie, c’était le plus sur moyen d’amorcer une rédemption. Il était le modèle idéal qui m’avait fait défaut jusqu’à ce jour. Le feu allait pouvoir jaillir de mes doigts, se repaître de ce portrait. Alors, il me suffisait de le convaincre de poser, et ça, je savais faire. Pour commencer, j’ai rengainé ma lame, lui ai rendu son portefeuille, et je me suis excusé en prétextant l’avoir confondu avec un lascar qui m’aurait détroussé peu de temps auparavant. Je ne pensais pas qu’il me croirait, mais je le vis bientôt se détendre et j’ai affermi ma position en lui offrant un verre pour me faire pardonner. Il a accepté et le reste a coulé de source. Bien sur, je le mangeais littéralement des yeux, mais suffisamment de bagout pour plusieurs existences avait fait de moi une pro de la conversation flottante. Quelque chose, toutefois, comme un signal d’alarme, m’agaça à la périphérie de ma conscience : Il était trop docile. Je  m’empressais d’oublier ce détail. J’avais tellement hâte de me jeter à corps perdu dans l’ouvrage que je projetais. Un quart d’heure plus tard, nous étions dans le studio que je louais près du port. A tout moment, je le fixais, pour vérifier que le miracle ne s’estompait pas. Mes craintes n’avaient pas l’air justifiées. Quels que furent les détours que prit la conversation, en quelques instants j’étais parvenue à l’installer au chaud sur mon sofa. A moitié déshabillé, il sirotait tranquillement un thé à la cannelle. Autant, puisque j’allais le peindre, laissez-moi d’abord vous le dépeindre : sa peau, en premier, satinée comme un linge d’orient. Elle semblait luire dans la pénombre du studio. Ensuite une odeur singulière qui paraissait être rentrée chez moi en même temps que lui. Lorsque je le débarrassais de son manteau, je pus me convaincre que c’était bien la sienne. On aurait dit l’odeur d’un bois rare, qu’on aurait fait brûler sur un lit de mastic. Il y avait quelque chose de musqué et d’industriel à la fois. Quant à son regard, il m’était familier : il évoquait la faim que mon miroir me racontait tous les jours.

-         Je peux vous demander votre prénom ?

-         Je m’appelle Zelda. Enfin, c’est comme çà que je signe mes toiles.

-         C’est donc un pseudonyme ?

-         Pas tout à fait. Mon père m’appelait déjà Zelda lorsque j’étais petite… Et  vous ?

-         Moi, je ne me souviens pas de mes parents.

Il éluda ainsi la plupart de mes questions, mais cela m’importait peu. Je veux dire, il était là, et rien d’autre ne comptait vraiment. Ce qui ne cessait de me fasciner, c’était le ballet changeant des expressions de sa bouche sensuelle sous l’halogène, l’ourlet délicat de ses oreilles, les flammes que lançaient ses cheveux épais, le vibrato organique de sa voix.

-         Je voudrais faire votre portrait. Vous êtes d’accord ?

-         Ca me plairait bien. En fait, c’est assez flatteur comme technique de drague. Ca marche d’habitude ?

-         Ecoutez, ne vous méprenez pas. J’ai déjà manqué de vous dépouiller tout à l’heure, je ne me suis pas ravisée pour vous mettre dans mon lit. Non, c’est juste qu’il y a quelque chose dans votre port de tête, dans la façon dont vous souriez maintenant, qui…

-         Vous craquez sur mon physique, et vous ne voulez ni mon argent, ni coucher avec moi, mais c’est intéressant !

Tout en m’appuyant sur ce bavardage un peu niais, je m’empressais de sortir mon matériel et je commençais à faire quelques esquisses. Mais il y avait quelque chose qui venait interférer entre ma fascination  pour son visage, l’enthousiasme que j’avais ressenti sur la jetée, et le crayon qui courait sur la page. Tout ce que je dessinais avait un air fané, chiffonné, qui ne restituait en rien l’éclat de mon modèle. Lorsqu’il se leva, pour observer mon travail, j’étais plus gênée qu’une débutante.

-         Vous savez ce qui vous manque pour réussir à faire mon portrait ? Je suis trop anonyme à vos yeux. Permettez-moi de me présenter : Hugo De Moine, j’ai trente-deux ans, et je suis un professionnel du voyage. Serrons-nous la main et après vous verrez que tout ira mieux.

-         Cela fait des années que je dessine des inconnus. Ca ne m’a jamais posé de problèmes.  Mais ok, serrons-nous la main…

Comment expliquer la chaleur qui envahit la paume de ma main à l’instant où je saisis la sienne ? Cette délicieuse intrusion de son mystère, comme une lave purificatrice qui viendrait désengorger le réseau de mes doutes ? Je le priais de reprendre la pose, et en quelques instants, j’avais commencé à jeter les traits de ce qui serait à coup sûr, mon meilleur travail. Tout en conservant un rythme incroyable, mon travail me faisait plonger dans une volupté du tracé que je ne soupçonnais même pas. Je sentais enfin, pour la première fois le sens, le compte et la charge se laisser guider par un feu nouveau. Et comme la couleur commençait à présent à s’imposer dans la composition, je remplaçais le papier par une toile de lin d’une qualité exceptionnelle que je conservais dans mon studio. Elle m’avait coûté des heures de préparation et elle paraissait n’attendre qu’Hugo depuis des mois. Dois-je dire combien de temps dura la séance ? Toute la nuit, je pense. Je sais que j’avais mal aux bras, et que mes yeux me piquaient un peu. Pas une fois Hugo ne se permit une plainte, et il n’interrompit la pose que pour nous refaire du thé. Lorsque enfin je reposais mes pinceaux, j’avais l’impression d’avoir traversé la rive d’un fleuve infranchissable, et qu’il m’était donné cette joie rare de pouvoir convier les autres à emprunter le pont de mon ouvrage. Ce tableau n’avait rien à voir avec tout ce que j’avais pu faire auparavant. C’était de la sacrée bonne came. Avec ça, je pouvais jouer dans la cour des grands. Pendant que je nettoyais mes pinceaux et ma palette, j’observais le bel Hugo figé devant ma toile, les bras croisés. Il avait l’air satisfait d’un équarrisseur qui s’apprête à débiter une jument.

-         Je suis vraiment comme ça ?

-         C’est comme ça que je vous vois, nuance.

-         Je ne m’imaginais pas aussi …lumineux.

-         Ca vous plait ?

-         Ecoutez, je n’ai jamais été très narcissique, et je me vois mal en train de vivre à côté d’une image de moi si flatteuse. Par contre, je connais quelqu’un qui serait trop heureux de se porter acquéreur de votre œuvre. Je peux vous assurer que votre prix serait le sien.

-         J’avoue que le moins que je puis faire, c’est de vous donner la priorité. Après tout, vous m’avez permis cette nuit d’atteindre ce que je recherche depuis des années dans mon travail.

-         Ah oui, le feu… 

-         Pourquoi vous dites ça ?

-         Vous n’avez pas cessé d’en parler toute la nuit, pendant que vous dessiniez. Si vous voulez mon avis, on dirait que vous cultivez une sale obsession, un syndrome d’échec, pour justifier le fait que vous n’êtes pas encore une star de la peinture… Ce qui ne saurait tarder !

-         Dites un peu, Monsieur le Professionnel du Voyage et de la Psychanalyse à 2 balles, à trente-deux ans, je suis trop vieille pour découvrir que je suis un génie, mais suffisamment jeune pour savoir encore cultiver des rêves !

Il se trouve que votre visage m’a aidé à en concrétiser un : peindre en état de grâce. Alors excusez-moi si je l’ai fait à voix haute, j’avoue que je ne m’en suis pas rendu compte. Mais si on reparlait un peu de ce client hypothétique…

-         Il est on ne peut plus réel : c’est mon ex-femme. Elle collectionne les œuvres d’art et je sais d’avance qu’elle craquerait de posséder un tel morceau de moi.

Le temps pour moi de prendre une douche, l’acrylique était sèche. Pendant ce temps, Hugo était allé chercher sa voiture et prévenir son ex que nous arrivions avec une surprise.

Nous avons roulé dans sa magnifique décapotable pendant une petite heure, nous éloignant de la ville par une route que je ne connaissais pas. Je me sentais bien, un peu décalée avec mon jean plein de peinture et un vieux pull sans formes, mais parfaitement détendue. A un moment, j’ai pu m’assoupir, parce que je n’ai pas vu venir la forêt. Je sais que lorsqu’il a ralenti, j’ai demandé en rigolant « on est en panne, Monsieur De Moine ? « . L’instant suivant, son poing s’écrasait sur mon visage et je sombrais dans le néant.

C’est le goût de la terre qui m’a réveillé. J’étais en train d’en avaler. A plat ventre sur le sol, les mains ligotées dans le dos, je sentais ce salaud qui s’agitait derrière moi. Son poids m’écrasait et j’étais en train d’étouffer. Il m’envoyait des grands coups avec sa queue tout en m’écrasant la tête dans la terre. Heureusement, il a du jouir assez vite et il s’est relevé aussitôt. Ca m’a permis de cracher tout ce que j’avais dans la bouche et de reprendre mon souffle. Pendant ce temps, je l’entendais qui récitait :

-         Voyons si j’ai bien retenu : il y a le sens , la charge et le compte. Ah et bien sur, le feu ! Or, si l’on a les quatre, on rentre au panthéon des artistes selon Zelda ! Je crois que tu vas être mon chef-d’œuvre !

Après, tout a basculé dans l’horreur. Il m’a retourné du pied, j’ai pu voir qu’on était en pleine forêt. Il était au dessus de moi, nu, son corps magnifique en sueur, le sexe encore en érection et un sabre japonais à la main. Lorsqu’il a commencé à frapper en riant, je sais que j’ai pensé que cela ferait un tableau magnifique : son beau visage, sa chevelure un peu hirsute, la cime des arbres et le rasoir du Bushido qui découpait le ciel de cette aube en forêt. 

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