Idéalistes

Sandra Mézière

Cela faisait bien trente minutes que j’attendais, là, en bas de l’immeuble, à regarder tous ces paroxysmes de Parisiens (le Parisien est paroxystique quand il est désinvolte, fier, désabusé, las, obstinément malheureux) entrer négligemment, inconscients de leur  insouciance que je leur enviais tant, n’osant entrer, affronter ce monde qui ignorait qu’il était possible de ne plus en faire partie, et de le redouter. Qu’avais-je à perdre ? Le ridicule de ma situation piteuse, là, tapie dans l’ombre. Le reste, l’essentiel, je l’avais déjà perdu : mes illusions sur l’amour fou. Cette chimère. Six mois sans sortir pour admettre un amour perdu avant d’avoir existé, que la passion n’était qu’un mirage étourdissant et destructeur. Cela admis, qu’est-ce qui m’empêchait de sortir à nouveau puisque plus rien ne compterait, puisque tout ne serait que jeu, essentiel et dérisoire ?

Je sortis de ma cachette, poussai la porte résolument, gravis les marches de l’escalier haussmannien insolemment robuste, sonnai. Mon « amie » Mathilde m’ouvrit, sembla vaguement se souvenir m’avoir envoyé cette invitation à son dîner qui signifiait tant : mon retour dans ce monde hostile qui se vautrait dans son cynisme que je détestais par-dessus tout et dont je décidai à cet instant de m’armer à mon tour, terrassée par le réalisme de l’inexistence de ce qui était ma raison de vivre, cette croyance insensée en un sentiment grandiose, Dieu invisible et tout puissant, croyance dont les prêtres se nommaient Balzac ou Stendhal dont j’avais bu les mots jusqu’au vertige. C’était bien fini. Je maudissais Balzac, Stendhal et les autres, et ma naïveté. Le monde ne serait plus qu’un terrain d’observation dont je serais le témoin détaché.

Je choisis une place de choix dans ce théâtre de futilités, au bout de la table, à côté d’une femme sans âge et d’un homme dont je réalisai, à peine assise, qu’il serait un formidable objet d’étude. Je remarquai immédiatement son regard, perçant et troublant, d’une mélancolie intrigante sans doute savamment travaillée, regard par lequel je n’avais aucune chance d’être troublée (la chimère). Son parfum exhalait une sensualité enivrante nuisible à mon objectivité d’ethnologue des dîners parisiens et des athées de l’amour dont j’étais désormais, par la force des choses. La femme sans âge parlait sans cesse, pour ne rien dire, et il me semblait n’entendre que lui qui, pourtant, ne disait rien. Etait-ce du dédain, du courage, de la lâcheté ? Il ne répondait pas aux lieux communs qu’elle enchaînait avec une célérité admirable. Des autres, je ne me souviens pas, si ce n’est de la douce condescendance avec laquelle Mathilde me toisait.

Je voudrais que la vie ne soit  que sublime essentiel et rareté intransigeante.  Comme cet instant, quand elle est entrée. J’ai remarqué immédiatement son arrogance et assurance assassines dissimulant, mal, une ostensible blessure. Une beauté discrète qui, d’un sourire, s’illuminait à en devenir ravageuse. Je brûlais de savoir si, une fois de plus, tout cela ne masquait rien que de la vacuité, de la vanité, avant de retomber dans mes rêveries fatales. Je l’écoutais répondre avec une douce fermeté aux inepties de sa voisine. Chaque regard qu’elle ne me donnait pas  était comme un coup de poignard me rappelant que ce que je désirais ardemment était si proche et inaccessible. Je détournai le mien pour ne pas laisser voir la violence insensée de cette certitude ravageuse et de mon regard avide qui, rebelle, s’attardait sur ses lèvres hypnotiques.

A n’en pas douter, il était comme les autres : attiré comme un acarien par la lumière avant d’en découvrir une autre, plus éclatante. Comme je me délectais de le scruter, le détester. Comme il semblait ne rien exister d’autre. Comme tout semblait fade et lumineux. Comme j’aurais aimé ne pas savoir que tout n’était que chimère.  Comme je désirais croiser son regard et m’en maudissais, à l’instant même où je le surpris fixant indécemment mes lèvres alors tremblantes.

Fébrile, j’écrivis un mot et lui glissai, effleurant malgré moi sa main, délictueusement, délicieusement et, accablé et exalté de désirs, n’osant affronter son regard.

Cette manière d’effleurer ma main, d’éviter mon regard. Calcul. L’envie irrépressible de lire ses mots. Un simple objet d’étude. « Beaucoup d’hommes ont un orgueil qui les pousse à cacher leurs combats et à ne se montrer que victorieux. Balzac. Le croyez-vous ? »  Une ruse de séducteur, évidemment. Je me tournai ostensiblement vers lui en ignorant la sublime brutalité de son regard, et ce hasard et  cette évidence insensés. Et je  me levai brusquement, et partis.

Je dévalai l’escalier.  Je fuyais : Balzac, les illusions, Paris, un parfum et un regard et des mots enivrants. Je m’arrêtai au seuil de la porte, et me retournai. Il se tenait là, face à moi, bouleversé, formidable comédien. Le défiant d’un regard frondeur, et d’un geste rageur, je déchirai ses mots et le laissai, là, vaincu. Fière. Victorieuse. Et infiniment triste.

Paris s’étendait à mes pieds, dans un silence nocturne d’une indicible fureur.  Je regardai ces mots sublimes éparpillés, soudain si médiocres. Mes dernières illusions en mille morceaux.  Je restai un long moment, face à la magnificence mensongère de Paris en songeant que la beauté exaltante de l’amour n’était qu’un leurre littéraire. C’est là que je m’y résolus : je deviendrais  un Solal, un Rastignac, un Rubempré, en pire, dénué de sentiments et de scrupules. Un jeu qui me consolerait un temps. Il restait la littérature, malgré tout trompeuse consolante et une phrase de La Rochefoucould que je m’acharnais à retrouver.

La troublante beauté de Paris me remuait le cœur comme l’expression de l’ineffable regret de ce sentiment donc bel et bien illusoire. Restaient la littérature et Balzac, mon allié, mon bourreau. Et cette obsédante phrase de La Rochefoucauld, soudain si tragiquement évidente « Il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour. »

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