L'Intrigante

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L’intrigante


Par Claire Larquemain


Episode 1

Aujourd'hui, je suis petite. Petite, plus petite encore que d'habitude. Je le vois bien, je l'ai vu aussitôt en m'asseyant dans ma voiture. Je suis si petite. Au volant, j'ai levé le regard vers mon rétroviseur et je ne voyais pas la route derrière. Mais qui aurait déréglé le miroir ? Personne, je suis seule. Seule et petite. Petite et déjà ratatinée, tassée sur mon siège, à ne pas voir la route.

Aujourd’hui on lui a dit adieu. Il est mort. Il est mort et je lui en veux un peu. Car il est parti et il n’a rien dit. Rien.

Aujourd’hui il fait trop lourd. Non vraiment rien ne va. Et elle me manque. J’aurais tant besoin de ses bras parfois pour m’oublier un peu… Au moins quand cela ne tourne pas…. Elle me manque mais je fais celle qui n’y pense pas. Pas toujours. Personne ne devrait grandir sans sa mère …

Mais quelle fournaise ! Je baisse la vitre de ma voiture et la chaleur étouffante envahit l'habitacle. Elle m'assomme et m'écrase brutalement, me saisit à la gorge, pénètre ma peau, mon corps, fait bouillir mon sang et s'installe en moi, m'imposant son insupportable colocation. Vaincue, je laisse tomber mon bras le long de la portière, par la vitre ouverte. La tôle me brûle. Je soupire, redresse le rétroviseur et prends une nouvelle respiration. C'est alors que je reconnais l’odeur qui s’est invitée. Une odeur âcre de bitume chaud que beaucoup trouveraient bien désagréable. Je l'expire, en reprend une goulée puis sourit. Elle me saisit, me possède alors et m'entraîne avec elle. Je passais des bras de mon père sur la banquette de notre fourgon Volkswagen, endormie. Nous avalions les kilomètres en famille vers le sud. Une journée entière de route. Une journée longue et éprouvante. Mais pour sûr, après toute cette route interminable, le pays des promesses s'offrirait à nous. La peau moite de mon frère collait à la mienne et le chien tirait la langue, assoiffé. Le soleil nous attaquait et nous mordait à travers les vitres tremblantes et ouvertes. Mais pas d'air. Le goudron des routes fondait par endroit et m'offrait l'odeur des promesses certaines. Des promesses de corps dénudés dans la fraîcheur d'une petite maison, de sable brûlant sous mes pieds qui s'emballeraient vers la mer, de longues baignades dans les vagues écumantes... Bref des promesses de liberté insouciante de ces temps où j'étais plus petite. Vraiment petite.

Il est mort, il n’a rien dit et tout me revient en pleine figure. Si j’avais su qu’une simple odeur me ramènerait plus de 20 ans en arrière, comme ça, assise derrière le volant… On ne peut pas échapper à ses souvenirs. Même les plus enfouis…Nous étions début juillet. Quelle année au juste ? Je ne sais précisément. Mon petit frère n’était vraiment pas vieux. Peut-être n’avait-il pas un an. Je n’ai jamais vraiment su donner d’âge aux jeunes bambins…Six mois, dix huit, trois ans… Impossible de différencier un bébé d’un autre. Ils restent tous petits, fragiles, innocents…Bref. Ce jour-là il faisait aussi chaud qu’aujourd’hui. C’est certain. Mon père hésitant faisait entamer un deuxième tour de rond point au fourgon bleu gendarme.

- A666… Jamais entendu parlé. Cette route n’était pas là l’année dernière…

- Notre direction est pourtant indiquée sur le panneau, intervint ma mère. On devrait emprunter cette route. Sinon…


Troisième tour de manège, silence dans l’assistance. Titi attrapa son doudou et colla sa sucette dans sa bouche. La voiture tourna devant le panneau, prit de la vitesse dans la bretelle d’accélération, le clignotant joua les métronomes. Mon frère et moi curieux, regardions par la vitre l’immense autoroute se déroulant devant nous. Personne.

- J’espère qu’elle est pas hors de prix ton autoroute, râla notre père.

- Mon autoroute, mon autoroute… Tout de suite…


Maman se retourna vers nous, un sourire bienveillant sur les lèvres. Rien n’aurait jamais pu compromettre sa bonne humeur. Elle était toujours enjouée.

- Tout va bien derrière ?


Elle était si belle… D’une beauté simple et naturelle propre aux femmes qui ignorent justement qu’elles sont jolies. Derrière elle, le soleil éclatait dans le pare-brise avant et ce contre-jour éblouissant lui donnait une apparence étrange. Vraiment étrange…Quasi-divine. Bizarrement quand je repense à elle aujourd’hui, c’est ainsi qu’elle m’apparaît. Auréolée.

- Maman. Je veux un câlin… lui répondis-je

- Dès qu’on s’arrête. Promis ma crevette.

- Et c’est quand qu’on s’arrête ?

- A la première aire de repos. Ca va être l’heure de manger…


Satisfaite de la réponse, je remettais mon casque de walkman sur les oreilles. Play. Titi s’était endormi et sa tête tombait lourdement sur sa poitrine, roulant par moment sur le côté. Sa sucette s’échappait doucement de sa bouche à moitié ouverte. A mes pieds, le chien haletant et affalé, semblait prendre son mal en patience. Ses poils noirs et bouclés me chatouillaient les jambes et les pieds. Je n’ai jamais vraiment su de quelle race il était. D’aucune certainement. Ses propres géniteurs avaient dû être de simples bâtards issus eux-mêmes de croisements ratés. Comme je l’aimais pourtant ce chien. Personne ne le trouvait beau mais moi je l’aimais. Soudain, tandis que je cherchais dans ma mallette à cassettes audio la prochaine bande qui ravirait mes tympans, je voyais mes parents commençant à s’agiter à l’avant. Ils semblaient hausser le ton tandis que la voiture roulait lentement. Stop. Je tendis l’oreille.

- Je te dis… J’ai pas vu une seule sortie…s’inquiétait papa

- Mais voyons c’est pas possible… Sur une autoroute…Va bien falloir qu’on s’arrête !

- On a déjà fait 15 kilomètres… Et rien. Pas une seule voiture, pas de bretelle de sortie, pas de voie d’insertion, pas d’aire de repos… Je ne vois même pas de borne d’appel d’urgence… Rien. Rien que du goudron à perte de vue. Désolé de te dire, mais ton autoroute, et bien elle est tout simplement pourrie !

- Mais arrête ! Ce n’est pas MON autoroute, commençait à s’agacer maman.

Je voyais mon père ronger en silence l’intérieur de ses joues avec ses dents. Cette mauvaise manie ne présageait jamais rien de bon chez lui.

- Bon calme-toi, reprit maman. Va pas nous stresser les petits... c’est surement un tronçon raté, mal conçu… J’en sais rien moi ! On va déboucher sur autre chose tu vas voir… Faut toujours que tu vois tout en noir…

- Je savais. Mais je savais qu’il fallait pas qu’on s’engage sur cette satanée route. Encore une fois j’aurais pas du t’écouter ! A666. Rien que le nom ça promettait pas l’Eldorado ! Mais non ! Elle a dit roule ! J’ai roulé ! Comme chaque fois ! Comme toutes ces années ! Pauvre idiot que je suis !

- Tu vas pas recommencer… soupira t-elle. On en a déjà parlé des centaines de fois… C’est comme ça, point barre, sujet clos.


Maman croisa les bras sur son ventre, résignée. Elle ne voulut pas poursuivre cette discussion et garda son regard noisette fixé vers l’horizon de bitume. Après coup je me dis qu’elle avait peut-être l’habitude d’entendre autant de reproches dans la bouche de mon père. Je n’avais pourtant pas souvenir de tels aboiements parentaux avant cette journée de juillet. Nous n’étions pas je crois une de ces familles modèles sorties tout droit d’une série américaine conservatrice ; mais mon frère et moi étions heureux et nos parents faisaient tout pour. Enfin je crois. Je croyais. Que signifiait donc cette attaque paternelle ? Que lui reprochait-il ? J’étais trop petite à l’époque pour remarquer que tout n’était pas aussi rose. Et là, en repensant à toute cette étrange histoire, les mots utilisés par mon père, des mots secs, rêches, rugueux, oui ces mots me tordent le cœur et ne me renvoient pas vraiment l’image d’un couple aimant et heureux.

- Maman… Faut que je fasse pipi…


Elle se tourna vers moi, l’air paisible. Aucune émotion, ni même aucune vexation ne pouvaient se lire sur son visage.

- On ne peut pas s’arrêter maintenant chérie…

- Mais je peux plus me retenir…

- Détache-toi et fais pipi dans le pot…

- Mais c’est le pot de Titi…

- Arrête de faire ton bébé et fais ce que dit ta mère.


Le ton autoritaire et rude de mon père, m’obligeait à m’exécuter sans parlementer. Détachant ma ceinture de sécurité, je posais mes va-nu-pieds blanches sur le sol du fourgon, réveillant le chien. Il gémit doucement en redressant la tête et sembla m’encourager d’un regard. C’était un de ces regards qui, lorsqu’on parvenait à le saisir sous une masse de poils emmêlés, semblait être des plus intelligents et clairvoyants. En somme, un regard de chien exprimant des pensées d’homme… Titubant sur mes jambes à cause des à-coups de la route, je me dirigeai vers la longue banquette arrière, ou s’étalaient valises, sacs de jouets, paquets de couches, packs de lait et glacière. Je dénichai parmi ce bric à brac, le petit pot rouge en plastique de Titi et le posai à terre. Abaissant sur mes chevilles ma jupe-culotte noire à pois blancs, je m’accroupis, la mine boudeuse, une main appuyée sur la portière coulissante de la voiture. Concentrée sur les alvéoles qui agrémentaient le sol de plastique, et fixant la banquette encombrée, j’essayais de dissocier le bruit du moteur de celui de mon urine sur le plastique rouge. C’est alors que la voiture se mit à ralentir.

- Ah enfin ce n’est pas trop tôt ! s’exclama papa. On va enfin pouvoir s’arrêter.


Le temps de me relever et de me rhabiller en veillant bien à ne pas bousculer le pot rempli, le fourgon était déjà en train de se stationner face à la devanture parfaitement blanche d’un petit relais routier. L’endroit était désert, nous étions les seuls clients potentiels. Titi sursauta sur son siège auto et sortit de son sommeil. Il émit un petit son interrogatif auquel je m’empressai de répondre :

- Non on n’est pas encore arrivé. On s’arrête juste manger.

- Mia mia ? Ajouta t-il

- Oui. Mia mia.


Le chien se leva en baillant longuement tandis que déjà la portière coulissait sur son rail, laissant apparaître notre mère. Tout sourire, elle étira ses athlétiques bras en cambrant les reins. Satisfaite de pouvoir enfin détendre ses muscles, elle expira doucement, le nez au ciel. Puis elle fit descendre le chien, accrocha sa laisse à son collier et l’emmena à l’arrière du fourgon avant de nouer son attache au crochet d’attelage. Je les suivis, une bouteille d’eau à la main et m’empressa de verser le liquide trop tiède dans l’écuelle en plastique que ma mère avait déjà posée sur le goudron. Le chien se précipita sur l’eau et la lapa bruyamment. J’entourai alors de mes deux bras les hanches fines de ma mère. Elle plia les genoux et me serra fort contre elle, m’offrant le câlin promis plus tôt. Le nez dans le creux de sa clavicule, j’inspirais une dose de son parfum capiteux, mélange de senteurs de rose poudrée et de reliquat de savon de Marseille. Pendant ce temps, papa détachait Titi et le prenait dans ses bras.

- C’est bon tu as tout ? Cria t-il à ma mère en verrouillant la voiture

- Oui, oui… répondit-elle en resserrant me semble t-il son étreinte

Ma mémoire me fait défaut mais je pense me souvenir que nous rencontrions alors la gérante du relais juste devant la porte d’entrée. Elle par contre, je m’en rappellerai toute ma vie. Une petite femme trapue et épaisse, à la mise en pli grossière et dont les cheveux jaunis laissaient à penser qu’elle les avait infusés toute sa vie dans du pastis. Au coin de son nez, une grosse verrue ne pouvait empêcher d’attirer le regard. Elle finissait de faire reluire de son chiffon, la plaque ronde rouge et bleue, authentifiant son établissement au registre officiel des relais routiers. En nous voyant, elle essuya ses grosses mains rouges sur son tablier, les posa sur ses hanches en nous lançant d’un ton débonnaire :

- Tiens mes premiers clients ! Bonjour mes jolis !

- Bonjour Madame, lui répondit Maman. Pouvons-nous encore manger ?

- Bien sûr ! Chez la Marie-Jeanne on mange à toute heure ! Entrez entrez…


Pliée en deux au-dessus de ma tête comme pour y chercher des poux, elle me poussa dans le dos avec une main tout en ouvrant la porte de l’autre. Le restaurant embaumait la peinture fraiche et le citron vert. Au sol, le carrelage noir et blanc brillait tant on avait dû l’astiquer. Un zinc se déroulait tout le long de la salle et les verres suspendus au-dessus se reflétaient presque dans le vernis de son bois. Des rangées de tables s’alignaient le long d’une baie vitrée donnant sur le parking. Les carreaux étaient si propres qu’on aurait pu croire les fenêtres ouvertes. Un vieil air de Charles Trenet rebondissait dans l’air, depuis un petit poste de radio posé à côté de la caisse enregistreuse. Tout était en ordre dans ce petit relais routier, simplement prêt à accueillir le client de passage. Elle nous installa à une table de chêne verni, tirant les chaises comme dans un grand restaurant pour qu’on prenne place et dégotta une chaise haute pour Titi.

- Vous dites que nous sommes vos premiers clients ? S’enquit papa.

- Oui, oui ! La Marie-Jeanne est ouverte depuis une semaine seulement ! Comme cette route ! Mais elle n’a encore vu personne figurez-vous ! Pas un chat !


Elle roulait les r comme une Auvergnate.

- Nous non plus. Cette autoroute est déserte…A croire que son nom n’attire pas les foules…


La femme se mit alors à pâlir et sa bonne humeur sembla s’évaporer.

- Ah ça…T’installe pas ici qu’ils avaient dit ! 666 c’est le nombre du diable ! Ca n’apportera jamais rien de bon ! Mais Marie-Jeanne n’est pas superstitieuse ! Elle a fait un pied de nez aux chats noirs et a signé. Un relais sur la route du soleil… Héhé, c’est qu’elle en a là-dedans ! Le bon filon, ça se refuse pas ! Saucisses purée ça vous irait mes jolis ?

- Oui très bien, s’empressa de répondre papa sans prendre l’avis de maman, certainement pour couper court à la conversation de cette femme qui envahissait sa zone de confort personnel. Papa pouvait parfois se montrer antipathique et asocial alors qu’il savait être d’une compagnie agréable. Je n’ai jamais compris la raison de ces attitudes radicalement opposées.

- Pourriez-vous réchauffer ça s’il vous plaît ? lui lançât maman en brandissant un petit pot qu’elle sortit de son sac à main.

La femme s’immobilisa sur les poteaux qui lui servaient de jambes et regarda ma mère un long moment en silence. Mal à l’aise, cette dernière perdit son sourire aimable et secoua sa main prolongée du Bledina à la carotte - petit pois.

- Madame ?


La femme saisit sèchement le pot tendu et tourna les talons sans répondre. Pourquoi donc s’était-elle autant attardée sur ma mère ? J’ai beau me répéter cette scène encore aujourd’hui, je ne parviens pas à la comprendre. Pourtant j’imagine que ce détail doit avoir aussi son importance. Maman fit manger Titi et nous avalâmes nos saucisses purée en silence. Mes parents prirent des cafés et Marie-Jeanne m’offrit une glace.

- Tu sais qu’il y a un toboggan ici ? me dit-elle alors ses petits yeux noirs brillants.

- Je peux, je peux ?


Mon père soupira.

- Je peux dis Maman, je peux ?

- C’est juste sur le côté du relais M’dame ! Faut bien que les petiots se défoulent un peu ! La route à leur âge c’est pas de la tarte ! Marie-Jeanne va l’accompagner si vous avez à faire…

- Oui ma crevette. C’est d’accord. Mais ne t’éloigne pas trop. Nous partons dans cinq minutes, le temps de remettre un peu d’ordre dans la voiture et de rentrer le chien …


Excédé, papa sortait déjà du relais en saluant distraitement Marie-Jeanne qu’il avait payée, Titi dans ses bras, la tête posée sur son épaule. Sous la surveillance de la gérante du relais, j’enchaînais les tours de toboggan à quelques mètres du parking, tandis que les parents, debout à côté du fourgon, semblaient discuter. Je dirais aujourd’hui qu’ils étaient plutôt en train de s’expliquer. Maman tenait le pot rouge de Titi à la main et faisait de grands gestes. Je me souviens avoir pensé qu’elle allait à force, tout renverser sur papa. Celui-ci se tenait l’arête du nez entre deux doigts et secouait nerveusement la tête en regardant ses pieds. Il piétinait parfois quelques pas avant de revenir se poster devant Maman qui continuait à parler. Puis elle eut brusquement un dernier geste du bras qui s’envola vers le ciel et qui sembla clore le débat. Elle se dirigea vers le relais pour je suppose, vider et nettoyer le pot.

- Regarde maman, regarde comme je glisse !


Elle me sourit tendrement en marchant et me jeta un baiser de la paume de sa main. Puis elle entra dans le restaurant. Quelques minutes plus tard, mon père me pria de rejoindre la voiture sur le champ. Je lui obéis, embrassai sur la joue Marie-Jeanne, courut jusqu’au fourgon, rejoignit ma place aux côtés de Titi et verrouillai ma ceinture de sécurité. Alors que le fourgon quittait le parking pour retourner à l’autoroute, je tressaillis sur mon siège et intima à mon père de s’arrêter. Le siège de ma mère était vide.

- Maman. On a oublié maman !


Mon père rit nerveusement et passa la troisième.

- Mais non voyons chérie ! Maman est là ! Elle est juste très très fatiguée tu sais. Elle a décidé de faire dodo derrière. Ne fais pas de bruit… Tu vas la réveiller…


Trop petite pour parvenir à me retourner et apercevoir la banquette arrière, j’acceptais la parole paternelle, retournais insouciante à mon walkman et sombrais petit à petit dans les bras de Morphée, bercée par la douce voix de Dana Dawson.

C’est le chien qui me réveilla. La nuit était en train de tomber et nous roulions toujours. Je ne sais pourquoi, il se mit à japper très fort et à tourner en rond sur ses pattes. Mon père avait beau le sermonner, il ne se calmait pas. Il commençait même à hurler à la mort. Effrayé, Titi se mit alors à pleurer. Ne sachant quoi faire, je lui pris la main espérant le rassurer par ce simple contact. Mais moi-même j’étais apeurée. La conduite de mon père devint alors moins ferme. La voiture ralentissait et flirtait avec la bande d’arrêt d’urgence. Les voitures qui nous doublaient klaxonnaient. Déconcentré par les pleurs de Titi et les hurlements du chien, mon père préféra immobiliser la voiture en pestant tout seul. Enervé et sans doute paniqué, il dégrafa avec un empressement maladroit sa ceinture, repoussa sa portière et ne prit même pas le temps de la refermer. Il fit le tour du fourgon par l’avant en répétant « quoi, quoi, quoi encore » et atteignant son flanc, il ouvrit la porte latérale. Sans attendre, le chien se jeta alors à terre de toutes ses forces, comme un diable sortant de sa boîte. Lui qui m’obéissait au doigt et à l’œil et qui ne pouvait s’empêcher de me suivre partout, ignora totalement mes cris. Mon père n’eut même pas le temps de l’attraper. Désemparée, je me libérais alors à mon tour de ma ceinture et me ruait vers le fond de la voiture pour tenter d’apercevoir l’animal par le pare-brise arrière. Je l’aperçu l’espace d’une seconde,  courir comme un dératé à contre sens et au milieu de l’autoroute. Une voiture fit un écart au dernier moment pour l’éviter puis il disparut aussitôt dans la nuit. Je sentais de chaudes larmes rouler sur mes joues. En reniflant, je baissais la tête machinalement vers la banquette, où mes genoux étaient appuyés. Elle était jonchée des mêmes affaires que le matin. Glacière, valises, lait, couches, jouets…Maman n’était pas là.

Ma voiture m'entraîne laissant l'odeur derrière moi. Je veux la garder encore un peu, comme pour garder ma mère au plus près de moi. Reste je t’en prie…Je la cherche du nez, la retrouve, l’inspire le plus profondément possible, la perd de nouveau, hume encore une fois l'air mais elle a disparu. Maman, maman ! Qu’es-tu devenue ? Pourquoi donc as-tu disparu ? Comment ? Pourquoi papa n’a-t-il jamais reparlé de tout ça ? Pourquoi m’a-t-il laissée seule avec mes questions toute sa vie restant ? Pourquoi nous a-t-il fait croire que tu dormais à l’arrière ? A-t-il quelque chose à voir avec cette tragédie ? Maman, papa est mort et aujourd’hui, avec lui, sont partis ses secrets…Comment pourrais-je continuer à vivre sans savoir ? Je brûle de connaître la vérité…Si tu savais… Maman, quelle drôle d’intrigante tu fais…

Je croise mon regard dans le rétroviseur. Il est noyé de larmes. Oui. Aujourd'hui, je suis petite.

1

Assise dans sa voiture, l’héroïne se souvient du jour où sa mère disparut. Sur l’inquiétante A666, elle et sa famille s’arrêtèrent pour déjeuner. Ils repartirent ensuite, la mère assoupie à l’arrière. Le soir venu, l’héroïne réveillée par le chien qui s’échappa, découvrit que sa mère n’était jamais remontée dans le fourgon.

2

Le père ne décida pas d’annuler les vacances. Il souhaita que la vie continue comme si de rien n’était. Il ordonna à sa fille de ne plus jamais parler de sa mère et de sa disparition. Atteint d’un cancer généralisé, il refusa sur son lit de mort d’apporter la moindre réponse à sa fille. 

3

C’est à l’issue des funérailles, qu’elle se remémore la disparition et décide d’en parler à son frère. Il ne se souvient de rien et a toujours imaginé son père seul. L’héroïne lui raconte cette journée et lui fait part de son besoin de vérité. Il refuse de la croire.

4

Persuadée de la culpabilité de son père, elle fouille son appartement. Dans un vieux secrétaire, elle découvre le livret de famille et un ancien album photo. Sa mère n’apparaît sur aucun cliché l’année 1981. Elle trouve aussi un morceau de papier brûlé où n’apparaissent que 2 lettres : IK 

5

Sur le web, elle ne trouve rien sur IK et l’A666. Elle pense que l’A666 n’existe plus ou plus sous ce nom. Profitant de sa profession de commerciale en matériel de bureau, elle arpente la France à sa recherche et démarche les conseils généraux des départements qu’elle et sa famille auraient pu traverser. Elle y rencontre des fonctionnaires des services des routes.  

6

Elle n’apprend rien. Prête à abandonner, elle rencontre à Pau un vieil homme. Mis au placard au service des routes, il lui apprend que l’A666 n’a existé sous ce nom que pendant une semaine. Ce tronçon de 20 km desservant le sud du Bassin d’Arcachon, est devenu l’A660 en 1983. Sa mère a donc disparu en 83. Elle avait 6 ans.

7

Le lendemain, elle arpente en voiture l’A660 qui relie la commune de Lacanau-de-Mios à Arcachon. La jeune femme trouve facilement le relais routier et s’y arrête. Les propriétaires lui apprennent que Marie-Jeanne vit en maison de retraite à Arcachon. Elle s’y rend.   

8

La veille dame se souvient de tout et explique pourquoi elle prit peur en reconnaissant le visage de sa mère. Celle-ci était recherchée. Des gendarmes avaient distribué à l’époque sur les grands axes de la région, des portraits de malfrats.

9

L’héroïne se rend en gendarmerie pour en apprendre plus sur ces personnes recherchées. Elle explique qu’elle se documente pour un livre. On lui demande de retourner à l’hôtel le temps de sortir les archives. Elle appelle son frère pour lui raconter. Il la croit et l’encourage à continuer.

10

Le chef de gendarmerie lui explique que ces personnes faisaient partie d’un groupe régionaliste s’appelant Iparretarrak ou IK. Ils militaient pour l’indépendance du pays basque nord et organisèrent plusieurs attentats meurtriers dans les années 80. Ils ont tous été arrêtés et jugés, excepté une femme…

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