Loin de sa face

lafourcade

Synopsis

Un matin, Jean Lafargue, un quarantenaire, se réveille avec une atroce douleur au ventre. Un médecin lui apprend qu’il souffre, notamment, d’ulcères à l’estomac. Parallèlement, il souffre d’une peine de cœur, au moins aussi douloureuse.

Jean Lafargue est écrivain, mais, le succès tardant à venir, il tire le diable par la queue ; pour vivre, il est notamment devenu correcteur pour un magazine. C’est là qu’il a rencontré la jeune Francesca, une assistante qui l’a dragué, et le mène à présent par le bout du nez. La liste des actes ridicules auxquels il se soumet par amour est assez fournie.

Jean sait qu’il est manipulé (pour une raison qu’il ignore) par cette fille, mais il n’arrive pas à s’en défaire, et il subit avec angoisse, et une certaine désinvolture, son malheur. Il ne peut pas se défaire de cette passion qui l’habite.

Il peut pourtant compter sur ses amis pour lui ouvrir les yeux, et sur son médecin pour lui ouvrir le ventre, puisque l’on vient de découvrir que finalement ses ulcères sont aggravés par une esquille qui court dans son abdomen.

Finalement Jean Lafargue découvre pour quoi il a été manipulé par la jeune Francesca ; on l’opère de son esquille, qui part avec la peine de cœur.

  

CHAPITRE I 

Jean Lafargue resta longtemps plié en deux, stupéfié par ce clou dans son ventre. Il ne l’avait vraiment ressenti que lorsqu’il avait cherché à se lever. Au fond de son lit, dans un demi-sommeil, il avait bien éprouvé une gêne, vaguement douloureuse, du côté de la hanche, mais rien qui ressemblât à cette crampe, qui, à peine eût-il posé le pied par terre, l’avait traversé.

Il chercha à se retenir à la table de nuit ; il ne réussit qu’à renverser le verre qui s’y trouvait, où il avait dissout la veille un comprimé d’aspirine.

Quand il crut pouvoir poser un genou sur la descente de lit, ses jambes se dérobèrent. Il eut un haut-le-cœur et finit par vomir du sang épais et chaud. Bien qu’il fût soulagé de penser qu’il allait enfin mourir, il conçut pour la position, très voisine de celle du chien qui pisse, où, dans un mois ou deux, les pompiers le trouveraient, le cul à l’air et les couilles pendantes, – un peu de scepticisme ; avant d’admettre qu’elle serait conforme à la vie épique qu’il avait menée.

Quand il reprit conscience (il avait perdu connaissance quelques minutes, ou seulement quelques secondes), l’épée avait été retirée de ses côtes, et remisée dans sa gaine. Il fallait se lever, et en attendant mieux se remettre à vivre ; mais il était sans forces, et il resta un long moment sur le flanc, sans bouger, anéanti, respirant avec peine, le torse nu et tordu, une jambe pliée sous lui, l’autre encore entravée, loin, là-bas, au fond des draps.

Il ne consultait jamais ; la dernière fois, c’était un médecin de ring, après un échange de bons procédés contre un mi-lourd, il y avait une quinzaine d’années. Il avait donc sonné au premier cabinet venu, place Rouget-de-l’Isle, où il vivait. Le médecin était une femme, et elle frappait au même âge que lui, la jeune quarantaine ; mais comme elle avait aussitôt entrepris de le rassurer et de le convaincre qu’une guérison était possible (« De quoi je me mêle... »), il avait prit congé d’elle assez brutalement.

Il passa le Frankurt (un des cafés, avec le Solaris et le Bir Hakeim, où il avait ses habitudes), mais dut s’arrêter et s’appuyer au mur quelques secondes. Il s’engageait dans la rue Félix-Faure (« C’est lui qui souffrait de troubles mentaux ? Non, ça c’est Paul Deschanel, je les confonds toujours... Félix Faure, c’est celui qui est mort dans les bras de sa maîtresse, dans le petit salon bleu... »), – quand une crampe le reprit. Or, levant les yeux, il tomba sur une plaque de cuivre indiquant :

Dr MAURICE ARAMBURU

Médecin généraliste

« Un nom de chez moi, en plus... »

Sonnez avant d’entrer

Il sonna.

Le docteur Maurice Aramburu était menu, minuscule, et Jean qui le dominait de trois têtes faisait approximativement le double de son poids ; mais l’ancien boxeur ne douta pas le moindrement du médecin lorsque celui-ci lui annonça qu’il allait lui « faire très mal ». « Il y a sûrement plusieurs ulcères », dit le praticien dont les deux coups brefs sur les hanches avaient mis Jean à genoux.

Lafargue apprit l’existence de l’Helicobacter pylori (le nom lui plut beaucoup, et il demanda au médecin de le lui écrire, qu’il en pût chercher le sens et l’étymologie), une bactérie qui assiège l’estomac et s’y installe à demeure, comme Mehmed II Constantinople. « C’est souvent elle qui développe les ulcères. On la dépiste avec un mélange d’urée et de jus d’orange que je vous ferai boire. »

Jean se rhabillait prudemment, lentement : tous ses gestes avaient vieilli, si forte était sa crainte de sentir cette lance le percer de nouveau. « Je vais programmer une fibroscopie, pas tellement pour les ulcères, le test à l’urée est suffisant, et ça se soigne aux antibiotiques, mais pour voir si on ne trouve pas d’autres types d’inflammations, ou des tumeurs peut-être... C’est la quantité de sang que vous crachez, qui m’incline à penser qu’il y a autre chose... »

Le médecin, qui finissait de dresser la liste de tout ce qui désormais était interdit à Jean, ajouta :

« Vous avez fait beaucoup d’excès, et de tous ordres... »

Ce n’était pas une question, mais Jean répondit quand même :

« J’ai repris de l’aspirine, hier soir... »

Le médecin, qui lui tendait sa feuille, leva les yeux vers lui, – et reprit la page pour ajouter un mot à sa liste. Jean y lut :

- Tabac

- Alcool

- Café

- Aliments acides et épicés

- Stress

« Le stress ?

- Oui, il faudrait essayer de vous en passer. »

- Anti-inflammatoires

- Corticoïdes

- Aspirine

Jean paya, remercia et sortit.

« Tiens, se dit le médecin en lisant le nom sur le chèque, un nom de chez moi. »

 

CHAPITRE II

« Il va vous recevoir dans quelques minutes, dit Jessica en raccrochant le combiné.

- Merci, mademoiselle. »

Jessica détestait Jean : il était con et snob, et provocateur. Seul un con de snob provocateur pouvait donner du mademoiselle à quiconque vous a expressément demandé de l’appeler Jessica, Jessy ou Jesse ; et s’obstiner à lui refuser son titre d’assistante.

« Secrétaire, c’est beaucoup mieux, disait Jean, c’est plus vieux, plus ancien, et plus gratifiant !

- Je vois pas ce qu’y a de gratifiant à être vieux...

- Une secrétaire, c’est quand même celle que son supérieur estime assez digne de confiance pour lui laisser mettre au secret les informations qu’il lui fournit... »

Et, devant la moue dubitative de Jessy, il avait lâché, à bout d’arguments, ce mot qui avait encore redoublé la haine de la jeune femme :

« Mais enfin ! Secrétaire ! Vous en connaissez beaucoup des professions qui ont donné leur nom à un meuble ! »

Jean s’était assis dans un des fauteuils de la salle d’attente, il avait posé le rapport sur la table basse, et ouvert au hasard un vieux numéro de l’Aube. À part Hodiernus, auquel il donnait quelquefois des articles, il n’achetait plus de journaux (« Qu’ils crèvent, d’une mort lente et sûre... »), ni aucun organe de propagande ; mais il les consultait volontiers sur internet, et les feuilletait toujours dans le cabinet d’expertise qui l’employait de temps en temps. Dans le premier article, où il était question de récession économique, Alain Minc disait qu’il fallait sortir de la crise par le haut. Jean tourna la page.

« Ces sont les cadres quadras. (« Les cadres quadras ! Seigneur des Gouffres... ») Ils ont un job, des responsabilités, une famille, des enfants. (« Tiens ! encore un article, un journal, une société où, moi qui suis autant qu’eux un quadra, je n’existe pas ; où rien, de ma vie, de mon itinéraire, de mes aspirations, n’a la moindre valeur ni le moindre intérêt. On n’y trouve pas mon absence de réelles responsabilités professionnelles, de famille, d’enfants ; on n’y trouve pas davantage les quarante mètres carrés de mon appartement, ni les quatorze cents euros que j’ai du mal à gagner tous les mois. Les gens dont parlent cet article, ce journal, sont aisés, responsables, consommateurs, populateurs, mobilisés ; aussi loin de moi que possible. On n’y trouve aucun échec ; ni quoi que ce soit de déshonorant... On se sent toujours jugé par ce genre d’articles ; et jugé comme un minable. »)

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