Mortífero …

Chloé. S

Mortífero …

 

            « Esto es mortífero ! » s’exclame mon prof de free fight tandis qu’il me fait une putain de clef de bras destinée à me montrer comment tu dois finir ton adversaire. Il m’a toujours dit que le jour où je serais forcée de me battre, le mec, il faudra que je le finisse… La séance est terminée. Je sais comment achever un ou plusieurs mufles. Je rentre chez moi. Téléphone.

            C’est Maria. A sa voix je reconnais qu’elle a un oeil poché. Mais vu comment elle tremble, au moins les deux. « Bien sûr que tu peux passer », je lui dis. Je me douche en l’attendant. Je pense à ce connard qui lui tape sur la gueule. Je suis la dernière personne à laquelle elle peut parler de ça, les gens qui l’aimaient peuvent plus s’approcher d’elle, ils supportent pas de savoir ce qu’elle vit à cause de ce connard qui la cogne.

            Chacune des volées qu’elle prend lui arrache un petit bout d’elle-même, elle se ressemble de moins en moins, mais c’est les gens qui la reconnaissent plus. Au fond, moi je sais qu’elle est restée pareille. Ça finit toujours comme ça, les filles battues. Dans l’isolement le plus total.

           

              La première fois qu’il lui a mis sur la gueule c’était parce qu’elle lui faisait la tronche. Il lui avait pourri sa soirée et elle était ultra vénér de s’être tapé une heure de stop pour se retrouver perdue au fond d’un bled paumé avec un mec qui la calcule pas, qui vocifère comme un taré, tout seul devant ses enceintes, en écoutant du black métal.

               Elle est partie se coucher. Trois heures après il la rejoint. Elle lui fait comprendre que c’est hors de question qu’il la touche ou rien du tout. Vol plané.

               Du lit, elle sait même pas comment, mais elle s’est retrouvée à poil, hors de la chambre, plaquée contre le mur, dans le couloir, avec David qui serre sa gorge entre ses mains. Qui la regarde avec ses yeux démentiels. Qui lui pourrit sa gueule et qui retourne se coucher.

               Elle, elle est restée comme ça, plaquée contre le mur, elle pleure pas, elle comprend pas ce qu’il se passe, elle a un peu de sang qui lui perle du nez, elle s’essuie avec sa main, elle a pas la force de bouger pour choper un kleenex.

               Elle se dit : « Je vais partir. Je dois partir. » Mais elle a  peur. Il est trois heures du matin, elle est dans un bled paumé, elle se sent pas de faire du stop en plein milieu des Gorges du Loup, et puis ce serait trop dur de se réveiller sans lui le lendemain. Parce qu'à cette époque, elle que cet amour est tout ce qu'il lui reste    

                Ok c’est une erreur ce qui s’est produit, il a eu une enfance malheureuse, à cause de sa salope de mère, c’est rien du tout, ça n’arrivera plus jamais, ça se peut pas. Elle s’est un peu rhabillée, remise dans les draps. Il l’a prise dans ses bras, s’est excusé. Ils ont baisé. Le lendemain, elle était même plus très sûre, elle se demandait si elle avait pas un peu rêvé.

                Quelques jours plus tard, il a recommencé. Elle a rien dit à personne. Pendant au moins huit mois. Mais tout le monde a fini par s’en apercevoir. Y‘a même un gars dans une soirée qu’a été obligé d’intervenir parce que David l’avait foutue par terre et qu’il la tabassait à coup de pieds. Elle a eu une côte cassée. Je l’ai su, on a parlé mais ça change rien. Aujourd’hui elle va venir, on va parler, ça changera rien. C’est ce que je me dis.

          Elle est là, devant moi, blême, avec ses lunettes de soleil, des ecchymoses sur ses poignets, un collier de bleus autour de son cou. Je le remarque quand elle cherche son paquet dans son sac, comme elle s’allume sa clope et que les manches de son pull se relèvent, qu’elle se débarrasse de cette écharpe qui lui file la sensation d’étouffer.

           De l’air, elle a besoin d’air et de fumée. Elle me raconte. Elle dit que cette fois c’est la dernière mais que son mec elle peut pas le virer de chez elle, qu’il se retrouvera à la rue, que son père veut plus qu’il squatte la piaule de l’arrière pays, qu’il a plus rien. Je lui dis de prendre ses affaires et de venir chez moi.

            Elle regarde ses pieds, l’air dépité, elle me dit très bas : « Mi nivel de autoestima es muy bajo ». Et c’est ça le problème, plus l’amour qui s’est changé en sentiment de culpabilité, plus le reste d’affect, plus le sexe. Parce qu’il y a ça entre eux. Que ça marche. Plus il la violente et plus, quand ellle est dans ses bras, elle a l’impression qu’il l’aime et elle se sent bien. A chaque fois, elle croit qu’il lui fera plus jamais de mal.

              Elle met sa clef dans la serrure. Il n’y a personne. Juste les traces de la fureur de David. Lui, il a dû se jeter dans un bar pour oublier. Dans une heure ou deux, il compte revenir la bouche en cœur, la trouver là : appart rangé, larmes séchées, coups maquillés, honte nettoyée.

               Le studio c’est un champ de bataille, le pot de confiture a volé contre le mur, ça fait une tâche rouge, qui traîne un peu, comme quand on tire une balle à quelqu’un et qu’il glisse le long du mur avant de s’échouer sur le sol.

                Y a des flaques de café qui s’étoilent sur les débris du petit déjeuner, un écran de télé défoncé, des pots, des plantes et de la terre renversés, des livres déchirés, des bibelots explosés… une vie entière foutue par terre. L’air un peu désolé, elle me dit en souriant : “Ese tio, es muy mortífero.”

                Elle prend trois trucs y nos vamos. Je l’installe chez moi. Je pars bosser. Je lui demande de pas bouger, de m’attendre, de pas y retourner, au moins pour aujourd’hui.  Elle dit d’accord.

                Tout l’après-midi, je ressasse ça dans ma tête. Je repense à ce mec. A ce David à la con avec ses airs de magiciens, ses cheveux rouges qui déteignent sur son front quand il pleut, ses rituels dans le parc du coin quand c’est la pleine lune, son trait de crayon noir sous les yeux parce qu’au fond sa petite gueule il aime bien que tout le monde la remarque, sa petite larme qui dégouline quand il écoute du Assassin : « au fond de mon cœur je recherche la vérité,vu qu’à mes côtés très peu de fois je l’ai touchée, au fond de mon cœur apparaissent les gens que j’aime, ceux pour qui j’existe, les gens que j’aime ».

                Ouais, doivent être enfouis sous un beau tas de merde les gens que t’aimes. Je peux pas m’en empêcher. Je remue tout ça dans ma tête : ma pote blessée, la côte cassée, l’appart ruiné ; David pitoyable dans un bar, en train d’aguicher la serveuse pour se faire consoler, David qui se la joue : « Soy un tio mortífero ». La mœuf qui trouve qu’il a du charme.

                 Je me souviens de ses idées libertaires, de ses discours sur Ludwig, Ethnopaire, les Béru. Je me dis que ces gens seraient dégoûtés de se savoir adulés par un connard pareil : le pseudo-anar qui tabasse sa nana. David a jamais bien compris que la première des révolutions c’est celle qu’on est capable d’opérer à l’intérieur.

                En dernier point, je revois son clebs, son pote le plus fidèle, largué dans une SPA. Non, c’est pas le dernier point. Je me rappelle aussi qu’il avait trouvé la Lumière, le nirvana, etc... et mon pote Jason qui lui avait répondu : « C’est cool t’as trouvé l’interrupteur dans l’entrée, tu t’éclaires plus à la bougie ? » Parce que David il adore s’éclairer à la chandelle et s’asphyxier à coup d’encens. Il aime bien camper aussi, se sentir en communion avec les éléments pendant que Maria s’occupe du feu, de la bouffe et de la tente. Il kiffe le roots, ce gros connard.

               C’est impossible d’exprimer le dégoût que ça m’inspire les boulets dans son genre.  Ces sales types qui chialent leur mère après t’avoir foutu une trempe. Et nous les filles, on est combien à être tombées dans le piège d’un de ces bouffons de la love story ? On est  beaucoup. J’en connais plein. Je sais pas pourquoi on est si vulnérables. Pourquoi on endure ces humiliations. Dans le grand silence. Faut bien avouer qu’on a trop honte et qu’on finit très vite par se mépriser soi-même quand on accepte de vivre avec un type si méprisable. Et de l’aimer en plus, ça arrange rien.

                Une demi-heure avant que je reparte du boulot, je reçois un appel qui m’interrompt en plein milieu de ma rumination juste au moment où je me dis que c’est cool que Maria reste un peu chez moi, que je suis sûre qu’elle va s’en sortir et surtout pas revenir en arrière.

                 C’est ma voisine de palier qui crie dans le téléphone. Elle me dit qu’elle a entendu des hurlements chez moi, qu’elle a trouvé la porte ouverte, l’appartement ravagé, qu’un tsunami y est passé. Elle a trouvé une fille par terre qui saignait, qu’arrêtait pas de saigner. Elle a appelé le Samu.

                  Je me pointe à l’hosto. Dans le couloir devant la chambre de Maria, le médecin a la mine déconfite, il me prend à part. Maria est morte. J’ai un flash d’elle, le regard baissé, avec sa petite bouille couverte de honte, Maria qui me sort d’un air dépité : « Este tio es mortífero ». Je me souviens du coup de free fight que j’ai appris ce matin.

                  T’inquiètes David je vais te retrouver avant les flics y voy a ser mortifera…

           

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