Des fantaisies sur le plafond

luz-and-melancholy

Elle lui écrivit depuis ses contrées de solitude. Elle lui écrivit depuis le vide sidérant de la détresse. Après le soulagement et une longue amnésie, tout lui était revenu comme l'écume battue battant les phares au milieu des nuits oublieuses qui s'ignorent elles-mêmes et la douleur encore davantage. 

C'était des mots à l'encre transparente, déliés vite dilués, vite partis. Il fallait les lire frénétiquement, et une fois lus, on ne pourrait plus les retenir, plus les recréer, parce qu'il y aurait pour toujours des formules abandonnées à l'inconscient de manière définitive. Perdues dans la mémoire à jamais. Et d'aventure, il n'y aurait plus personne pour les lire. On ne pourrait que se souvenir du poids de ce que "jamais" veut dire et que jamais c'est pour toujours, et que pour toujours c'est irréversible. Que ce qu'on perd, on le perd continuellement. 

Elle pourrait s'en remettre au souvenir, souvent douloureux mais vivant, en le dessinant à travers ses paupières. Elle pourrait attendre la nuit tout le jour pour espérer rêver son passé et avoir l'impression de l'épouser de nouveau. La belle et impossible chimère ! En inversant le cours du temps, qui sait, la détresse et la solitude paraîtraient peut-être moins intenses. Elle finirait par se saouler dans la tristesse en se demandant naïvement pourquoi on se souvient toujours du meilleur au moment où l'on vit le pire ; pourquoi on écrit au fantôme de nos fantasmes depuis le vaisseau échoué dans les limbes marines, et pourquoi on se plaît à regretter soudain la décision ferme et sage et immuable.

Et l'amour, pourquoi penser à l'amour au milieu des mots, et des lunes, alors qu'on est si jeune. L'amour, ce simulacre odieux. Aimer peu, aimer beaucoup, aimer follement, aimer au désespoir, aimer tendrement, aimer absolument, aimer à raison, aimer à foison, aimer à violence et puis aimer mal. Aimer bien. Aimer, aimer. Aimer encore, aimer toujours. Comme on aime s'y perdre ! S'y perdre par narcissisme, parce que ce que l'on aime, ce n'est jamais qu'une image, et que cette image que nous aimons, c'est celle de l'autre nous aimant. 

Alors le seul amour qui vaille, elle voudrait bien vous le décrire. Elle vous dirait que l'amour vrai, c'est l'amour qui se traîne dans la fange, toujours miséreux et en souffrance, déshérité et errant, famélique comme un chien sauvage boiteux et fou. Et c'est encore mieux lorsqu'il crève de rage. L'amour louable, le seul amour peut-être sur terre, c'est celui-là même qui va titubant, sans se plaindre, bien gentiment, oubliant tout d'une dignité passée. Et il se moque bien de la compassion, cet amour-là, il a pas de masque, il emmerde tout, autant qu'il est vulnérable. L'amour méritoire, il crève dans le désert lui, il pourrit dans la terre aride sans jamais se liquéfier. Il est acide, mais ne peut rien ronger, impuissant pour toujours, assis, tapis dans le noir. Désintéressé en tout et pour tout, il contemple sans ciller l'objet de son amour. Il ne dérange pas même les pierres. Il ne dérange personne. Il est présence-absence, et absence toujours. Il est perte de tout orgueil. Et c'est étonnant sa force. Il se tient là, tranquille, toujours ferme, soumis à son inébranlable dessein. Vous n'aurez jamais son courage vous, peut-être. C'est la seule certitude. Lui, on lui excuserait tout, mais devant lui, tout n'est qu'indifférence.

Alors aimer bien, on ne sait pas faire. Aimer bien, on ne peut pas, parce qu'on ne sait pas ce que c'est tellement c'est vague, et loin, l'autre. Cet étranger. Toujours vous persistez à croire que l'autre, vous le changerez, que l'autre, il vous aimera plus que quiconque, que l'autre, c'est différent, que l'autre, c'est mieux, et que vous, vous êtes son absolu, à l'autre.

Et quand enfin, désintéressé de toute forme d'intrusion vous comprenez que l'autre ne sera jamais vous, et que vous ne serez jamais l'autre, et que rien n'est atteignable en ce monde, alors vous aurez compris peut-être, en plus de la solitude essentielle, que l'amour absolu ne peut pas exister, et que l'amour vrai ne porte de visage que celui du manque. Aimer vraiment, de l'effet à la cause, ça ressemblerait à aimer quelqu'un qui ne vous aime pas, à aimer quelqu'un qui ne vous aime plus, et l'aimer de surcroît avec toujours le même incorruptible espoir, et dans la ferveur et la constance les plus absolues.

En buvant, dans un dernier sursaut elle vous murmurera doucement, à nu, que tout drame se dénoue, qu'en courant avec un peu de chance, on échappe au lianes du passé, que les erreurs incendiaires toujours vous rattrapent, mais qu'à la fin, toutes les histoires d'amour se rejoignent : c'est le grand plongeon, souple et libérateur, parce que toute souffrance passe, et que toute douleur se survit. 



  • La fonction cathartique de ce texte fait oublier totalement l'usage rébarbatif du transitif direct qui exprime la finalité d'une vie. Je suis assez ému en lisant votre écrit. Veuf depuis maintenant quatre ans je supporte mal la perte de ma dame. Votre écriture m'a aidé à entrevoir la possibilité d'un nouvel horizon amoureux. Merci à vous.

    · Il y a presque 10 ans ·
    4da7e9ce

    joubert

  • Beau texte. De la souffrance et de la profondeur.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Corbis 42 24047422

    Cleo Ballatore

  • J'allais l' écrire et puis j'ai lu la mention spéciale de Wen. Donc je dis comme lui... Que de verbe aimer dans ce texte, comme un appel sans fin!!! kiss

    · Il y a presque 10 ans ·
    One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

    vividecateri

  • Belle réflexion sur l'amour drapée dans un manteau fantaisiste.

    Mention spéciale à : " Pourquoi écrit-on au fantôme de nos fantasmes depuis le vaisseau échoué..."

    · Il y a presque 10 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

  • De très belles réflexions !!! Par contre et cela n'engage que moi, il reste parfois des douleurs indélébiles

    · Il y a presque 10 ans ·
    W

    marielesmots

Signaler ce texte