Ubiquité incontrôlée

Léa Bonhomme

Déjà dix mois que je lis cet article tous les jours, et que j’écoute la musique que cette Alexandra Stanislas a composé après avoir été séquestrée. Dans cet article -qui est en fait une interview – elle raconte son kidnapping et tout ce qu’on lui a fait subir durant ses 8 jours de captivité. Cette histoire me hante, sans que je sache pourquoi. Elle ne raconte pas de manière précise les agressions dont elle a été la cible, mais moi je les vois, je les vis à travers ses yeux et son corps lorsque j’écoute sa composition.  A vrai dire, je ne saurais même pas dire dans quelle catégorie cette musique se classe, elle est simplement évocatrice de tout le malheur qu’a connu cette femme. Je regarde ses photos, j’observe son visage et à force, elle me paraît familière. Son histoire me concerne désormais, elle fait partie de ma vie. Et sa musique m’accompagne. Les sons produits par toutes ces choses qu’elle tripote afin de créer des sons sortis de nulle-part, m’accompagnent au cours de mes journées. Ces sons me sont familiers, comme si je les connaissais depuis des années.

Six jours plus tôt, je suis allée au travail. Comme tous les jours, j’ai démarré ma mini cooper et j’ai pris un petit chemin par les champs à côté de chez moi. J’avais le temps, j’étais en avance.  Je roulais tranquillement, les fenêtres ouvertes, les bonnes odeurs du printemps m’enivraient, me bouleversaient les sens. Puis je me suis arrêtée le long d’un petit chemin. Il me restait une heure avant d’être en retard, alors j’ai décidé de faire un petit jogging matinal, comme je le faisais autrefois. C’était comme si tout avait été prévu par mon inconscient, comme si je savais que j’allais m’arrêter, comme si je connaissais ce petit chemin.

Au bout d’une demi-heure de course, je sentais la tête me tourner, j’éprouvais une sorte de malaise. J’ai supposé avoir perdu l’habitude. Dans ces sortes de situations, et pour me calmer, j’écoute de la musique. Et là, il me fallait celle d’Alexandra. Je m’allongeais dans le champ à côté et profitait de ce moment au soleil, proche de la nature. Mais, une fois de plus, la musique me fit vivre ce qu’avait vécu cette pauvre Alexandra Stanislas –en présumant que mes visions fussent justes.

Elle allait au travail, ou rentrait, mais, faute d’essence, elle fut obligée de stopper sa voiture sur le bord de la route. Un homme vint alors l’aider, pensa-t-elle, mais ce n’est pas ce qu’il fit. Pendant qu’elle lui tournait le dos pour retourner vers la voiture, il l’assomma. Elle se réveilla dans un coffre, dans le sien, l’homme au volant. Ils arrivèrent rapidement dans une grange sale et vieille, remplie de foin. Elle entend l’homme sortir de la voiture, en faire le tour et ouvrir le coffre. Elle l’aperçoit alors, un homme, avec une barbe de trois jours, les yeux d’un bleu aveuglant, des mèches blondes lui venant devant les yeux. Il sourit en la voyant effrayée comme si c’était un jeu. Il tend alors un pistolet dans sa direction et lui ordonne de sortir du coffre, ce qu’elle fait dans les plus brefs délais.

Quelques minutes plus tard, elle se retrouve attachée à un pilier de bois soutenant le toit de la grange, du foin dans la bouche pour la faire taire. De toute façon, je sais bien qu’elle n’aurait pas dit un mot sans avoir cerné un minimum son agresseur. Dans ces cas-là, il vaut mieux mettre toutes les chances de son côté quand l’occasion de parler se présente pour être pertinent, et se forcer à garder la tête froide.

                Je sursautai alors, la chanson était terminée et une autre défilait déjà. J’eu du mal à sortir de cette transe ce jour-là, encore plus que les autres jours. Je sentais une douleur et un engourdissement dans mes jambes. Et cela me donnait la chair de poule. Je me suis donc forcée à me remettre sur pieds, et je suis partie en courant vers ma voiture, la peur au ventre. Cette musique me faisait vivre de plus en plus les évènements, et ce n’était pas vraiment la première fois que je m’en rendais compte. Quelques mois plus tôt j’avais eu les mêmes images de ce début de séquestration, mais moins détaillé et de manière moins… réelle. Les amis à qui j’avais osé en parler m’ont d’ailleurs tous conseillé sur un ton bienveillant d’aller voir quelqu’un. Mon père, me voyant tracassée par cette affaire avait voulu comprendre pourquoi j’y accordais autant d’importance. J’étais alors sortie de mes gonds, faisant de grands gestes comme pour le chasser hors de la cuisine, folle de rage je ne contrôlais plus mes paroles. Me rendant compte de tout le mal que je lui faisais, je me suis enfuie loin de la maison familiale, pour écouter, une fois de plus, la « descente aux enfers ». Car oui, c’est le nom de la chanson d’Alexandra. Et c’est véritablement ce que je vivais en l’écoutant. Mais c’était, et c’est toujours, une véritable drogue dont je ne peux me passer et sans laquelle je perds mes moyens, comme avec mon père. J’ai donc décidé de vivre seule.

En y réfléchissant, je peux admettre que c’est inquiétant. J’aimerais d’ailleurs m’expliquer cette réaction si intensive qui me transforme si radicalement. Mais je sais que si je ne continue pas à écouter cette musique, à lire tous ces articles et à me renseigner encore sur cette affaire, je ne le saurai jamais. Je me dis que, peut-être, je suis la seule à pouvoir aider Alexandra. Je voudrais lui rendre justice, punir cet homme qui l’a traumatisée pour le restant de ses jours, je voudrais qu’il meure. Qu’ils meurent tous, tous ces sans cœurs ni âmes, qui parcourent les rues comme des êtres normaux et qui tuent, pillent, violent des  innocents. Comme Alexandra.

Je devais savoir, mais je devais surtout aller travailler. Je venais de tourner la clef de ma mini, et je reprenais la route, allumant la radio pour me distraire. Il n’y avait pourtant rien à faire, la « descente aux enfers » tournait seule dans ma tête. Je savais que je devais la sortir de ma tête, sinon je n’allais pas pouvoir conduire ni arriver saine et sauve au travail au milieu de toutes ces divagations. Après quelques minutes et quelques visions de cette grange miteuse, où cette déesse de mes souffrances qu’est Alexandra a été séquestrée, je dus me rendre à l’évidence que je n’étais ni en état de conduire, ni en état de travailler. Quoi que mon patron me donnât à faire, je savais que ce serait impossible. J’ai donc composé le numéro du bureau pour prévenir que je me sentais mal et que je serais de retour quand j’irais mieux, ne sachant dire le nombre de jours. Cinq ? Dix ? Deux ? Ou peut-être un mois ? Tout dépendait de ce que j’allais décider de faire ou non. Et voilà ce que j’ai décidé : j’ai laissé ma voiture, j’ai pris un calepin et un crayon et je suis allée me promener dans ces champs toujours ensoleillés. Mon baladeur à la main, j’avais toute la journée devant moi pour retracer l’histoire Stanislas. J’avais peur, mes jambes tremblaient. Je me suis mise à courir jusqu’à ne plus en pouvoir, et je suis tombée à terre, me mettant à pleurer.

Cette crise de pleurs passée, j’ai pris place dans un champ, comme peu de temps auparavant, et j’ai branché ma musique. En boucle. Vidée de toute énergie, il m’a fallu plusieurs écoutes pour entrer en transe. Et mes découvertes ont continué.

                Alexandra se tenait debout, ne voulant pas tomber ni s’agenouiller devant son agresseur, bien qu’elle sentît ses jambes s’affaiblir de plus en plus. Il apparut alors, une bougie à la main. Elle ne put retenir un cri –étouffé par la paille- auquel il ne prêta pas attention. Il s’assit à côté d’elle et lui ordonna de s’asseoir aussi, ce qu’elle refusa. Il se leva alors, sortant un bout de bois, préalablement caché par ses soins, à l’endroit même où il avait prit place. Il lui glissa alors à l’oreille, doucement « c’est dommage, cela ne fait que trois heures que tu es là » et lui abattit le rondin de bois sur la jambe, qui se brisa sous la force du coup. La voyant tomber à terre et crier à travers la paille, il ne put contenir un rire. Le sang d’Alexandra se glaça alors et elle se jura de ne plus montrer de faiblesse à cet homme qui n’attendait que ça. Surpris par cet arrêt net d’émotion chez sa captive, l’homme lui arracha le foin de la bouche et lui intima l’ordre de lui crier toute sa haine. Alexandra comprit que son bourreau était sans doute fou, et se contenta d’une moue lente, comme s’il n’en était rien. Décontenancé, l’homme se frotta le visage, et se reprenant, lui asséna deux gifles avant de se sauver en courant. Les traces rouges sur les joues d’Alexandra témoignèrent de la violence des coups, mais les larmes ne coulèrent pas. Elle se forçait à être hermétique aux signaux de détresse de son enveloppe corporelle. Si elle voulait garder espoir, elle devait préserver sa santé mentale et penser à autre chose. Mais les jours s’écoulaient et il ne venait plus la voir, la laissant mourir de faim et de soif. Elle avait essayé à plusieurs reprises de se défaire de ses liens, mais, semblait-il, il était doué dans ce domaine là. Bien qu’elle essayât de garder la tête haute, la douleur de sa jambe ne passait pas et lui donnait des migraines. Le manque d’alimentation n’arrangeait pas les choses, au contraire.

C’est le quatrième jour qu’elle reçut une deuxième visite. Une femme, cette fois, qui lui ressemblait étrangement, à un détail près : les cheveux. Mais la ressemblance était troublante, et Alexandra, devant ce visage paraissant calme et gentil, ne put s’empêcher de tenter de lui parler, de tenter quelque chose. La femme la dévisagea alors ,rigola  d’un rire froid et hostile, déposa la gamelle d’eau et le bout de pain à côté de la captive, et lui cracha au visage avant de lui dire que son mari viendrait lui donner à manger lui-même. Elle s’apprêtait à sortir puis, se ravisa, et revint vers Alexandra, et lui fit manger son pain et boire son eau dans un silence glacial. Puis la femme se positionna face à elle, la fixa droit dans les yeux et lui fit comprendre qu’elle ne devait plus jamais lui adresser la parole. Alexandra, hors d’elle et ne pouvant plus réfléchir à cause de la fatigue, de la douleur, et ne comprenant pas pourquoi elle l’avait nourri pour lui dire cela, ne put s’empêcher de lui demander pourquoi, d’un ton provocateur dont elle était coutumière. Un rictus aux lèvres, elle lui infligea alors un coup de poing, et Alexandra perdit connaissance.

Un matin, Alexandra se réveilla, ne sachant plus où elle était. Elle ouvrit les yeux, et regarda autour d’elle : une chambre, des vieux rideaux poussiéreux et un tapis assortis à la tapisserie. Elle se souvint alors des derniers jours qu’elle avait passés dans la grange et voulu se lever dans la précipitation. Elle se rendit alors compte qu’elle était attachée au lit. L’homme se tenait à côté d’elle, un sourire angoissé sur le bord des lèvres. Il alluma alors la radio et une chanson similaire à la « descente aux enfers » se mit à emplir la chambre.

                Je bondis, arrachant mes écouteurs. Mon cœur était déchaîné,  je n’arrivais plus à respirer, j’avais une terrible migraine et je voyais flou. J’eus énormément de mal à rétablir un rythme cardiaque à peu près régulier. J’étais terrifiée. Cette musique qui était sortie du poste radio, je la connaissais, je le savais dès les premières notes. C’est peut-être pour cela que la musique d’Alexandra Stanislas m’obsédait tellement. Il fallait que je rentre chez moi, que je prenne des congés et que je me renseigne plus. Je devenais folle, je ne pouvais pas connaître cette musique, c’était impossible. Sinon, cela voudrait dire que j’y étais, là-bas. Et ce n’est tout bonnement pas possible, je n’aurais pas pu oublier. Mais alors comment expliquer ? Je savais pertinemment pourtant que cette chanson ne pouvait pas passer à la radio, c’était une production limitée, et je connaissais le créateur. Il l’avait créée quand j’avais dix-huit ans, je l’avais entendue une seule fois, et c’était mon demi-frère. Après cela, il était mort. Et pourtant, j’étais persuadée que je connaissais cette musique, je savais, et j’en suis toujours sûre que c’est la même qui est sortie du poste radio de cet homme. La même qui a inspiré Stanislas.

Sur la route du retour, je me souvins que Rémi, mon demi-frère, passionné de musique, l’avait intitulée « un voyage », simplement « un voyage ». J’avais peur ce jour-là, plus que tous les autres jours. Toutes les idées se précipitaient dans ma tête, et je ne sais encore comment les exprimer.

                Et me voilà aujourd’hui. Six jours plus tard, je n’ai pas encore remis un pied au bureau, et je suis restée enfermée dans mon studio tous les jours, me concentrant sur les visions qui se faisaient de plus en plus fréquentes, m’empêchant d’aller plus loin que mon palier.

En six jours, j’avais remis miraculeusement la main sur l’enregistrement de Rémi, que j’avais gardé dans une boîte de métal, tel un trésor.  Déjà cinq ans qu’elle était enfermée là et que je n’avais jamais osé réécouter cette musique,  n’ayant jamais accepté la mort de Rémi que j’aimais comme un vrai frère.

Et maintenant, je la connais sur le bout des doigts, avec mes voyages dans l’univers Stanislas, à travers son interprétation « descente aux enfers » et «  un voyage ».  Cela ne m’avançait pas plus sur la nature de mes visions, ni sur l’apparition de cette chanson dans les mains des kidnappeurs. Je ne comprenais pas, et j’y passais pourtant tout mon temps. Plus une minute ne passait sans que l’une ou l’autre de ces chansons ne passe en boucle, branchée à mes baffles. Je me réveillais sur ces musiques, je vivais et m’endormais dessus. Elles tournaient sans cesse et mon cerveau bouillonnait à leurs rythmes, tellement ressemblants. Je ne mangeais plus que des pâtes, des raviolis en boîte, je faisais vaguement la vaisselle, je me lavais à peine, ne prenait pas plus de 5min par jour pour mes besoins naturels, ne buvant quasiment jamais. Et cela depuis ma vision dans les champs. Soit depuis six jours, je n’avais plus de répit. Psychologiquement, j’ai l’impression de tenir le coup. Bien que je n’aie aucune idée claire et cohérente. De toute façon, je vis seule avec moi-même donc je ne vois pas qui tout cela pourrait déranger. Et puis, hier j’ai jeté mon portable par la fenêtre, les appels me dérangeaient dans ma concentration, dans ma quête de la vérité. C’est un geste un peu stupide, je l’admets, mais mon équilibre dépend désormais de cette quête. Alexandra a besoin de moi, et je suis la seule à pouvoir voir ce qu’elle a vu. Je dois faire le jour sur ces visages qui me hantent jusque dans mon sommeil. Je veux les retrouver.

Par contre, je sens que mon corps ne peut plus supporter ce rythme encore longtemps. Il est faible, et quémande de voir le jour. J’enfile un jogging, je me fais un chignon pour me débarrasser de mes mèches qui me tombent sur le visage, j’enfile un vieux tee-shirt, mes baskets et je sors, toujours mon baladeur collé dans la main. Je ferme la porte derrière moi. Je franchis la porte extérieure et me voici enfin dehors. Je fais quelques pas, me mets à courir et je suis très vite dans ce parc que j’ai longtemps observé par la fenêtre de mon studio. Je m’assois sur un banc et je respire fort, je sens que mon cœur s’emballe. Je suis emplie d’une inquiétude que je ne m’explique pas, et je me mords les lèvres pour me maîtriser, sentant les larmes monter. Je ne veux pas craquer, pas maintenant. Je me lève, il faut que je marche, mais je retombe aussitôt sur le banc. Mon corps ne peut plus me supporter, mes jambes lâchent, je sens la tête qui me tourne. Je saisis mon baladeur et cherche frénétiquement mes écouteurs dans ma poche, mais je ne les trouve pas. Comprenant que je les ai oubliés chez moi, je me lève une deuxième fois, sans réfléchir, pour courir les chercher. Il me faut écouter « un voyage ». Je me sens terriblement mal. Rémi aide-moi. Je m’effondre trois mètres plus loin, ma jambe droite me faisant anormalement mal, et je sens que je perds connaissance aussitôt, l’image de l’homme blond en fond.

Je me suis réveillée il y a déjà quelques minutes, je crois, et je comprends bien que je suis dans une chambre d’hôpital. J’aurais dû mieux m’alimenter. Si je l’avais fait, je serais encore chez moi, avec ma musique. Un médecin m’interrompt alors dans mes pensées et me dit : « non, heureusement que vous êtes sortie de chez vous, sinon vous seriez peut-être morte à l’heure qu’il est ». Sursautant, je lui jette un regard effrayée, mais je comprends vite que j’ai pensé à voix-haute. Oui, vivre seule nous y habitue.

Il prend place près de moi, puis me montre une radio de ma jambe, m’expliquant que j’aurais du me faire soigner après m’être cassé la jambe ; « elle ne peut pas se réparer toute seule, vous savez ? ».  Il m’explique alors qu’ils sont intervenus et que je suis plâtrée pour deux semaines, le temps que tout aille mieux. Je le remercie, puis il sort de ma chambre, me prévenant que le repas arrivera dans peu de temps. Je n’ai pas bronché quand il m’a dit que j’avais la jambe cassée, c’est un médecin. Seulement, je ne me suis jamais cassé la jambe. C’est alors que je ressens une peur grandissante qui me saisit le cœur, le ventre, et qui me fait pousser un cri que je ne peux retenir. Je regarde à droite, à gauche, et je trouve mon baladeur, que je saisis sans plus tarder. Regardant autour de moi, je vois alors mes clefs et mes écouteurs. Je ne les avais donc pas oubliés chez moi ? Je ne prends pas le temps d’y réfléchir, je m’en fiche, ils sont là, c’est tout ce qui compte. Je les attrape et branche ma musique.  C’est « descente aux enfers » qui passe en première, et je l’écoute, livide. Des images m’assaillent, comme des photos. Puis la vision mouvante à travers les yeux d’Alexandra est de retour ; je vois cet homme qui lui parle, la radio posée à côté de son visage. Il a l’air compatissant, et s’excuse. Il s’excuse pour la musique, il s’excuse pour la jambe, il n’a pas voulu. Ce n’était pas son idée, tout ça, « et ce truc, ce truc qu’elle t’injecte dans le sang, ce n’est pas mon idée non plus, je ne voulais pas moi », et il lui attrape la main. Il pleure et lui demande pardon. La musique donne mal au crâne à Alexandra et le liquide jaune pâle, le « truc » dont l’homme vient de lui parler, elle le voit maintenant. Elle en a une perfusion au milieu du bras. Elle tente de crier, se débat. Et là, la femme entre. Elle est comme Alexandra, cette fois. Exactement. C’est terrifiant, la jeune fille dans le lit se fige. La femme se tient à côté de la porte, regarde l’homme essuyer rapidement ses larmes, et son visage change de couleur. Elle crie maintenant, elle lui hurle qu’il n’est qu’un traître, qu’elle l’a toujours su, qu’elle aurait dû le tuer plus tôt. Il sort alors de son mutisme et bondit par-dessus le lit, se jette sur elle, sort un révolver de sa veste et lui tire dans la jambe. Des hurlements, des bruits de coups proviennent du sol tandis que la musique continue de tourner, sur le rythme transcendant de « un voyage » et le corps à moitié inerte dans le lit, dans cette vieille chambre se met à la chanter. Cette musique lui a pénétré le cerveau, elle la berce, comme pour l’accompagner dans cette mort certaine, causée par ses deux bourreaux qui se battent à ses pieds. Ironie du sort se dit-elle, le sourire aux lèvres.

Un deuxième coup de feu la sort de sa transe et elle voit l’homme se relever. Il est couvert de traces de coups et de sang, et a le regard vide. Il regarde le lit, se jette sur les perfusions, les arrache avec une force comme venue d’ailleurs, se tourne vers le corps recouvert par les draps et lui donne un grand coup dans les côtes, ce qui provoque une crise de gestes incontrôlés de la part de ce corps corps qui ne sait plus où il en est, ce qu’il en est. Un rire s’échappe du sol, la femme se relève. Elle fixe le corps en convulsion, l’homme, et lui dit sur un ton calme qu’elle savait aussi qu’il allait la sauver. Parce qu’elle était belle, parce qu’elle était jeune, elle, parce qu’elle avait vraiment connu Rémi. Elle enchaîne alors en l’accusant de tout, en lui criant que si cette fille était là depuis huit jours, c’était sur sa décision à lui. Il lui avait cassé la jambe, après tout. C’est lui qui l’avait assommée, prise en otage, lui qui l’avait attachée, lui qui avait mis le produit. C’était ses empreintes. A ces paroles, une lueur fantomatique passa dans le regard de l’homme. Il regarda une dernière fois le corps qui s’était calmé, ce corps de jeune fille qui avait réussi à passer outre les douleurs, au même moment que le nom de Rémi avait été prononcé. Son demi-frère, l’être qu’elle avait le plus aimé au monde. La jeune fille s’était mise à sangloter dans ce silence mortel, et cette détresse n’avait pas échappé à l’homme. Les pleurs étouffés de cette fille couchée, impuissante, dans ce lit le firent agir : il tendit pour la troisième fois l’arme vers la copie conforme d’Alexandra Stanislas qui se tenait toujours debout, aux pieds du lit, lui tira dans le ventre, la regarda s’effondrer, puis détacha le corps de la jeune fille et l’emmena avec lui, la radio sous le bras.

La musique guidait ses pas, et semblait le rendre fou. La fille au contraire semblait se ressourcer à travers cette musique qu’elle fredonnait du bout des lèvres. Il la déposa alors à l’arrière d’une voiture qu’elle ne connaissait pas, mais qui devait être la même que celle du début. La musique dans la voiture résonnait sur la paroi des portières et rebondissait sur les vitres. Les yeux de la fille semblaient retrouver une étincelle, tandis que ceux de l’homme s’assombrissaient.

                En une seconde, je me retrouve de nouveau dans mon lit d’hôpital, la musique coupée, mon médecin à mes côtés, tenant mon baladeur et les écouteurs dans ses mains. Il me fixe, perplexe, et m’annonce que je vais devoir rester là un peu plus longtemps que prévu. Je me mets alors à pleurer, il tente de me consoler mais je ne suis plus qu’une partie de moi-même. Je lui dis qu’il peut garder mon baladeur, que je n’en aurai plus besoin. De toute façon, je suis imprégnée de cette musique, de ces musiques. Il part alors, après avoir déposé le plateau de nourriture. Je le regarde partir, puis je me laisse aller à la crise de panique que je tentais de retenir jusque là.

Alexandra Stanislas, je t’aurai.

                J’ouvre les yeux difficilement, et j’essaie d’ouvrir ma bouche qui est affreusement sèche. Je vois alors la tête de mon père se pencher vers moi, les larmes aux yeux. Il me prend la main et se met à pleurer, me disant que tout est fini maintenant, que je suis revenue. Je ne comprends pas vraiment ce qu’il se passe, mis à part que je suis toujours dans ce fichu hôpital qui m’empêche d’agir.

Une heure plus tard, j’ai retrouvé mes esprits, et le médecin vient me voir. Il m’annonce alors que je viens de sortir d’un coma de plus de vingt-deux jours, et que ce réveil est inespéré.  Il me dit cependant qu’ils ont réussit à purger mon corps de ce poison qui avait provoqué mon coma, et que ma jambe s’était réparée puisque que les deux semaines étaient passées. Je vois bien qu’il essaie de relativiser et de me donner une raison de survivre, croyant sûrement que j’ai voulu mettre fin à mes jours.  Mon père m’explique alors qu’ils vont me placer dans un « centre approprié » pour m’aider à régler mes problèmes, qu’il sera plus présent désormais, qu’il est désolé de n’avoir rien vu venir. Ils croient donc tous que je suis dépressive et que j’ai fait une tentative de suicide. Evidement, ils ne sont pas au courant de ce que j’ai vu, de ce que j’ai vécu, étant donné que je viens de le découvrir. Ou plutôt, avant mon coma. Je contiens mes pleurs et mes cris, je voudrais pouvoir leur dire mais je n’ai aucune preuve, je ne sais même pas quand tout cela a eu lieu, et ils me prendraient surtout pour une folle. Je leur dis que j’aimerais être seule, et ils acceptent de me laisser, après un baiser sur le front de la part de mon père.

Je reprends mon souffle, et me jure de garder seulement un unique but en tête ; rentrer chez moi pour y faire le point. Je me glisse alors dans mes habits qui sont déposés au pied de mon lit, reprend mes clefs, les mets dans ma poche et repars sans essayer de reprendre mon baladeur et mes écouteurs, car ça reviendrait à prévenir le médecin que je « fugue » de l’hôpital. Je sors de ma chambre, avec l’air de quelqu’un qui était là juste pour une visite, et je me faufile dans l’ascenseur, manquant de tomber nez à nez avec mon père qui venait déjà me revoir. Je presse une quinzaine de fois le bouton « rez-de-chaussée » et me rue hors de l’hôpital. Je traverse le parking et je sens mes jambes faibles et ma tête tourner. Je décide donc de marcher plus calmement, quitte à me faire repérer par une infirmière. Je pourrais lui baratiner quelques excuses, comme le trouble d’avoir rendu visite à une personne chère, et gravement malade dans cet hôpital.

Je monte dans le bus qui me ramène chez moi, sans argent, comptant sur ma mauvaise mine pour apitoyer le conducteur. Bon pari, il marche et me laisse monter.

Quarante minutes plus tard, je suis sur le seuil de ma porte, mais je fais demi-tour. Je décide d’aller manger chez le chinois d’à côté, pour la dernière fois.

Une heure plus tard, après m’être acheté calmants et énergisants à la pharmacie, je rentre chez moi. Je me bourre de ces médicaments, aère mon studio, me lave, et vais me coucher. Il faut que je me repose, chose que je n’ai pas faite depuis près d’un mois, le coma ne comptant pas.

Il semble que je dors plus d’une journée et que mon père est venu frapper plusieurs fois chez moi, sans succès. Quand je dors, ce n’est même pas la peine de tenter quelque chose. Quoi qu’il en soit, il a laissé une vingtaine de mots sous ma porte, me suppliant de lui faire signe. Je sors alors un stylo, et je me mets à lui écrire une lettre. Je lui raconte tout ce qu’il s’est passé, mais au bout de quelques lignes j’ai besoin de musique. Et pas n’importe laquelle, j’ai besoin de celle de Rémi. « Un voyage ». Je recommence à lui expliquer tout ce dont je me souviens, sans savoir pourtant situer la date exacte de tout cela. A la fin, je lui demande pardon sur une quinzaine de lignes. Pardon pour tout ce que je lui ai fait endurer, pardon pour mon coma, pardon pour les problèmes et pour l’inquiétude que je lui ai créé. Je ne peux tenir plus longtemps, je ferme l’enveloppe, je la pose à côté de moi, sur un coin de la table. Je me prends la tête dans les mains, elle me tourne. Je sors un verre d’eau et prends encore une dose de médicaments, certainement contre-indiquée. La musique de Rémi me prend tout le cœur, le corps, l’esprit. Je ferme mes volets après un dernier coup d’œil vers le parc, je range rapidement mon studio, et jette un coup d’œil à mon horloge. Il est 18heures 12minutes, je viens de me réveiller, j’ai écrit la lettre à mon père, tout est fait. Je fais tourner la musique en boucle, et me laisse entraîner par son rythme. Ma tête se déboîte, elle roule autour et sur mes épaules, je ferme les yeux, je respire, je souffle. Mes bras se balancent, mon buste se met à vibrer avec Rémi, mon corps tout entier se débloque sous l’influence de sa musique. Mon âme est sondée par ses notes, je ne sais plus rien, je ne pense à plus rien. Je ne vois que du noir autour de moi, comme depuis longtemps déjà. Je fais quelques pas de danse, ceux que j’avais inventés avec Rémi, sur cette même musique, la fois où il me l’a fait écouter.  Je me laisse aller, mon corps bouge, remue en tous sens, je n’ai plus aucun contrôle, je danse comme jamais. Je suis hors de mon corps, mon esprit vole dans ce chez-moi noir, sombre, qui ne me ressemble pas. Et à qui puis-je ressembler ? Je n’ai plus de modèle, je n’ai plus de repères depuis que Rémi est parti. Il était mon seul repère, et on s’en sert contre moi.

Je monte le volume de la musique, je me laisse pénétrer par les notes si bien enchaînées, et je m’enfonce dans mon lit. Je fais semblant de réfléchir. Je hurle, du fond de mes entrailles. Je hurle pour Rémi, je hurle contre ceux qui m’ont fait subir ce que j’ai subi, je hurle contre moi-même. Je me branche alors sur internet, je cherche à tout allure l’adresse de Stanislas. Rue de la Centrale, au numéro 567. C’est bon pour moi, je sors mon vieux MP3, je mets « un voyage » dessus, rien d’autre, je sors mon casque de dessous mon lit, et je me précipite dehors, le casque déjà sur mes oreilles.

Dans la rue, je fredonne l’air de cette musique qui me pousse comme une force supérieure vers Alexandra Stanislas. Celle que je croyais victime, celle que tout le monde croit victime. Des larmes de joie mélangées à des larmes de rage coulent le long de mes joues. Je vais lui parler, je vais régler tout cela, je veux des réponses. J’ai besoin de savoir comment et surtout, pourquoi ?

                Elle n’habite pas si loin que ça. A une vingtaine de minutes à pied, à une petite dizaine d’écoutes de LA chanson. Je sonne sans réfléchir. Je ne sais pas ce que je vais lui dire. Je n’ai aucune idée, à vrai dire. Je veux d’abord la voir, que mes songes, mes « souvenirs » se confirment. J’entends des pas derrière la porte, j’augmente le son de mon casque pour me donner du courage. Les notes fusent dans mon cerveau, je ne contrôle plus rien une fois encore.

Elle m’ouvre en souriant, puis après quelques secondes, son visage se décompose. Je lui souris innocemment, enlève mon casque, et lui demande si je peux rentrer, prétextant une passion pour sa musique envoûtante. Elle reprend son masque de femme mûre mais traumatisée, qu’elle a su afficher devant la presse, et me laisse entrer, mais je remarque ses doigts tremblants. Je reconnais son visage, celui des journaux, mais elle y paraît beaucoup plus vieille. Je m’installe dans le salon où elle me rejoint. Elle feint d’avoir une envie pressante, et j’en profite pour me sauver dans la première chambre dont j’ai repéré la porte, à quelques pas seulement de moi. Paniquée, je m’y enferme et m’assois sur le lit avant de fondre en larmes. Dans quoi me suis-je embarquée ? Je l’entends alors parler au téléphone. Elle parle avec un homme, son mari sans doute… Son mari ? L’homme blond ? Je me concentre alors sur les paroles qui veulent bien traverser le mur en repoussant mes sombres pensées. Je parviens à saisir « mon fils » « musique » « la même » « souvenir » et pour finir… « Rémi ». J’ai peur de comprendre, je suis saisie de spasmes incontrôlés. Je me retourne alors, lentement, et je m’approche des photos.

Sur la table de chevet, des photos de mes deux ravisseurs, et d’un jeune homme. Je n’ai pas besoin de plus d’une seconde pour le reconnaître, c’est lui. C’est Rémi. C’est la mère, le beau-père, et le fils de la mère. Je hurle, et me mets à fouiller tous les tiroirs. J’ai bien parié, une fois de plus, leur révolver est là, ici. Le même qu’ils ont utilisé contre eux-mêmes. J’entends alors Alexandra sortir en courant des toilettes, puis courir vers la sortie. Je sors précipitamment de la chambre, et pointe mon arme sur la mère de Rémi. Je l’oblige à s’asseoir sur le canapé. Elle semble terrifiée. Sûrement moins que je l’étais. Elle me dit alors, dans un cri de haine désespéré, que je lui ai volé son fils, qu’elle et elle seule aurait dû l’aimer. Elle me crie que je suis la fautive, que si je n’avais pas existé il ne serait pas parti vivre chez son père, sous le même toit que moi. Mais il m’aimait comme une sœur, et il a quitté sa mère, pour moi. Alors elle l’a reprit, elle l’a gardé pour elle, pour la vie. Elle m’avoue alors, dans un élan de stupidité qu’elle est responsable de la mort de son fils, qu’elle l’a tué par le même poison qu’elle m’a injecté. Qu’il était dans la pièce d’à côté quand tout cela s’est passé. Nous avons été séquestrés le même jour, et je m’en suis sortie, seule.

Je ris, je pleure, et dans le silence de mes sanglots, j’entends  des notes de « un voyage » sortir de mon casque. Dans la panique, j’avais oublié de couper la musique. Ma tête devient alors froide, mes pleurs s’envolent. Je ne suis plus porteuse de mes mouvements. Une fois de plus, je suis hors de mon corps. Rémi  fait de la musique pour moi, et je suis portée par sa musique, comme toujours.

La porte s’ouvre à la volée, le mari entre en courant, me voit, panique, me demande de me calmer. Je ne l’écoute pas, à quoi bon ? Il est complice, il s’est laissé faire. La gâchette cède, il semble que j’ai un don. En plein cœur. Il s’effondre à terre, les yeux vides. La mère crie. Et cette fois-ci, je reprends le contrôle de mes mouvements. Pour Rémi, pour moi, pour nous. Sa musique me guide mais je suis libre de mes mouvements. Je vise, j’appuie sur la détente. Une fois, dans la jambe. Une deuxième fois, dans le ventre. Une troisième fois, dans la tête. Raide morte sur son divan en cuir noir, n’ayant rien pu faire pour se sauver. Ironie du sort.

Alexandra Stanislas, je t’ai eue.

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